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RUSSIE, Chez nous, nous étions à peu près tous égaux...

Mme Alestine Diguet

mercredi 20 mai 2009, par Frederic Praud

texte Frederic Praud


Astrakhan, ma ville natale

Je suis née en 1955 à Astrakhan, une ville de Russie qui fêtera son quatre cent cinquantième anniversaire l’année prochaine, au mois de septembre ; une ville dont l’histoire est très riche située à l’embouchure de la Volga, sur la mer Caspienne. C’est à Astrakhan qu’à l’époque soviétique, la nomenklatura du régime venait passer ses vacances. On y déguste notamment le célèbre caviar noir issu de l’esturgeon. C’est un lieu magnifique ! La nature y est très généreuse, avec des champs de lotus et encore beaucoup de choses à voir…

L’Astrakhan de mon enfance n’a rien à voir avec celle d’aujourd’hui. Dans les années 60s, la vie était facile et difficile à la fois. Nous avions quand même pas mal de problèmes ! Nous faisions la queue pour acheter du pain, nous avions encore le système des tickets, etc. C’était à l’époque où Khrouchtchev envoyait le blé et la farine dans les pays en développement pour avoir plus d’alliés. Nous avions donc des problèmes… Ce n’était pas terrible mais c’était mieux que la guerre…

La maison familiale

Nous vivions dans une vieille maison ; d’anciennes écuries transformées en habitations. Mon père avait été muté et nous logions sur le terrain d’une grande clinique vétérinaire, la clinique régionale. C’était une petite maison posée dans la prairie, qui comptait quatre pièces pour un total de seize mètre carrés. C’était vraiment minuscule ! Dans une pièce, nous avions une table pour manger et dans une autre, un lit, une table, un petit bureau et une armoire. Il y avait encore deux petites chambres avec une cheminée et un seul lit. Par contre, autour de tout ça, le jardin était immense et c’était quelque chose d’extraordinaire en été ! Tout était couvert de fleurs et on passait notre temps dehors ! Nous n’avions pas besoin de quoi que ce soit !

Nous disposions aussi de nombreux petits ateliers. Dans l’un, nous avions aménagé une sorte de salle de bain. Dans un autre étaient entreposées le matériel de chasse et de pêche de mon père. En hiver, il chassait le gros gibier et la volaille. En été, à la saison des pastèques, on pouvait en ramasser des tonnes et des tonnes dans les champs ! Il y avait également beaucoup de poisson dans la région. C’était une richesse inestimable !

Mon père avait plusieurs emplois en même temps

Mon père travaillait comme chauffeur à la clinique vétérinaire. Il emmenait les médecins et les chercheurs à droite à gauche, à la découverte de tel ou tel virus chez les animaux. Ma mère était comptable mais dans la même société. Nous étions deux enfants. Á côté de son activité de chauffeur, mon père était également un grand mécanicien. Il était capable de construire une jeep à lui tout seul avec de simples pièces détachées. C’était extraordinaire ! C’était vraiment sa grande passion. Seulement, il n’avait pas eu le temps de faire des études car il s’était marié avant de partir au service militaire et quand il était rentré, au bout de trois ans, ma sœur était déjà née. Il avait donc une famille à assumer…

Pour nous, économiquement, la vie était très difficile… Déjà, le chômage n’existait pas. On ne savait pas que c’était. Par contre, tu pouvais avoir trois ou quatre travail de façon tout à fait légale ! Et puis, on ne payait pas d’impôts à l’époque. Une partie des revenus était réservée à la retraite mais c’était très peu. Les salaires étaient misérables mais si tu n’avais pas peur d’accumuler les heures, tu pouvais t’en sortir ! Mon père travaillait la nuit dans les chaufferies, il travaillait également au Samu, où il faisait vingt-quatre heures d’affilées avant d’avoir trois jours de repos, et il conduisait aussi des grands chefs du parti communiste. Il avait donc trois emplois en même temps.

Le communisme, une idée qui n’a pas abouti

Pour moi enfant, le communisme, c’était pouvoir aller à l’école et faire tout un tas d’activités gratuitement, comme le sport, le piano, le théâtre, la danse classique… Tout était gratuit ! Tout était ouvert ! Tu voulais faire l’école de dessin, tu faisais l’école de dessin ! Et puis, l’Union Soviétique était le seul pays où l’on pouvait prendre un crédit sans payer d’intérêts. Si tu achetais à crédit un frigo cent roubles, tu ne remboursais que cent roubles ! Pas un sou de plus ! Donc quelque part, le communisme, c’était le paradis. L’idée en elle-même était bonne : créer une société où nous sommes tous frères, tous égaux, etc. Malheureusement, elle a été progressivement déformée par les gens qui étaient au pouvoir et finalement, elle n’a pas abouti…

Mais, c’était quelque chose d’extraordinaire ! Chez nous, il n’y avait pas de capitalistes, pas de classes. Nous étions à peu près tous égaux. Il existait bien une classe moyenne mais il n’y avait pas grande différence entre le salaire du patron et celui de l’ouvrier. C’était deux fois plus peut-être ! Mais pas vingt ou trente fois ! Á l’époque, nous vivions avec les portes et les fenêtres ouvertes ! Il n’y avait rien à craindre ! Tandis que maintenant, tout le monde se barricade derrière des portes blindées, etc., etc.

Alors aujourd’hui, nous avons peut-être gagné la démocratie, nous avons pris le chemin du capitalisme, mais pas du bon côté car nous n’avons aucune assurance, aucune protection… Il n’y a pas de sécurité sociale parce qu’il s’agit d’un système qui n’a jamais été développé au sens propre chez nous. Ce n’est donc pas le modèle qu’ils ont choisi ! Désormais, c’est la mafia qui prend tout et le pays part en morceaux ! Toutes les républiques qui formaient comme les maillons d’une chaîne se sont dispersées, séparées… Il n’y a plus d’industrie, plus rien…

Une jeunesse prise en main

Enfant, j’étais inscrite dans une école anglaise, une très bonne école où toutes les matières étaient enseignées en anglais, et je rêvais de devenir traductrice ou diplomate. Je suis ensuite entrée à la fac de langues étrangères avant de travailler à l’école pédagogique comme prof d’anglais.

Pour moi, l’adolescence reste une très belle époque. Entre quatorze et dix-huit ans, je faisais beaucoup d’activités liées aux mouvements des jeunesses communistes. Entre sept et dix ans, on était pionniers et après, on devenait konsomols. C’était génial ! On organisait des fêtes, on jouait notre rôle, nous étions déjà responsables de quelque chose. Á l’école, lors des réunions, on portait des galons avec des étoiles comme les militaires. Il y avait différents grades. C’est marrant maintenant mais à l’époque, ce n’était pas rien ! C’était la belle vie…

Il existait de nombreux clubs de sport, de nombreux clubs de jeunesse, où l’on pouvait venir faire des soirées. Il y avait toujours quelque chose soit à l’école, soit dans ton quartier, et c’étaient des bénévoles qui assumaient ça…

J’étais encore toute petite lorsque la petite chienne Leika a été envoyée dans l’espace à bord de Spoutnik, en 1957. Puis, il y eut Gagarine en19 61. Ces succès étaient une fierté pour les Russes …

L’accès à l’information

Adolescente, j’avais des contacts par correspondance avec des jeunes d’autres pays. Comme j’étais dans une école anglaise, c’était très populaire. On écrivait des lettres en Angleterre, on en recevait, on y répondait. On pouvait le faire ! Ce n’était pas interdit ! Ma sœur avait une copine en Bulgarie, un copain en Yougoslavie. Il y avait beaucoup d’échanges car il existait des clubs internationaux où tu pouvais demander des adresses, pour trouver des amis. Évidemment, cela concernait essentiellement les pays du bloc de l’Est. Mais nous, comme c’était l’école anglaise, comme c’était nouveau, comme les profs s’en occupaient, nous pouvions avoir des correspondants anglais. C’était permis…

Á l’époque, « la guerre froide » n’avait aucun sens pour moi car la presse n’était pas libre. Elle était censurée. Nous avons donc vécu dans l’ignorance de beaucoup de choses… Mais, c’est pareil partout ! Dans chaque pays, c’est un jeu de politiciens ! On ne montre que ce qu’on veut faire avaler aux autres. Si par exemple, j’envoie à l’étranger un reportage sur les clochards qui dorment sous les ponts de la Seine où les infirmes qui font la manche dans le métro parisien, quelle image les gens percevront-ils de la France ? Une image horrible ! C’est partout la même chose…

Durant la période communiste, on était très bien chez nous… Nous n’avons pas souffert…Alors maintenant, nous avons la démocratie mais nous n’avons pas travail ! Nous avons la liberté d’expression mais nous ne pouvons payer l’école à nos gosses ! On en vient donc à se demander : « Que puis-je faire avec cette démocratie ? » Avant, je ne pouvais peut-être pas savoir ce qui se passait au bout du monde mais de toute façon, je n’aurais rien pu faire ! Je n’aurais rien pu changer à la guerre entre Israël et la Palestine, à la guerre au Tchad, ou je ne sais quoi d’autre encore ! Ecrire des lettres, signer des pétitions, c’est bien beau mais après ? Ça n’aboutit à rien ! Ce sont les Grands qui prennent les décisions ! Nous n’étions donc pas si mal…

Mariages

Je me suis mariée à l’âge de vingt et un ans, en 1976. J’ai rencontré mon mari à la Fac. Il faisait philo, histoire, anglais et athéisme scientifique (une discipline qui apporte la preuve que Dieu n’existe pas). Nous sommes tous les deux athées mais c’est une opinion que nous n’imposons pas aux autres ! Chacun est libre de choisir ! Nous avons chez nous des églises orthodoxes, des synagogues, des mosquées et chacun peut pratiquer la religion qui lui convient ! Mais lorsque vous faisiez de grandes études, c’était comme ça…

Moi, j’ai été baptisée en 55 mais comme mon mari était communiste et prof dans une école militaire, je n’ai pas fait baptiser nos enfants pour qu’il n’aient pas de problème… Ils ont choisi de l’être à quatorze et onze ans, avant que l’on vienne en France. Je me suis remariée en 90 et nous sommes arrivés en 91.

L’époque Gorbatchev

Gorbatchev est arrivé au pouvoir en 85. Lors de la mort de Brejnev en 82, nous avons pleuré parce qu’on savait ce qu’on perdait mais on ne savait pas ce qu’on allait trouver… Ensuite, il y a eu Andropov, Tchernenko puis Gorbatchev est devenu président. Pour moi, c’était un beau parleur, comme De Villepin. Il racontait des histoires que l’on écoutait mais au bout d’un moment, on en avait marre parce qu’en réalité, rien ne changeait, rien ne bougeait…

Et puis, il a commencé à sortir le linge sale de du stalinisme. Jusqu’ici, nous avions vécu dans le secret, dans l’ignorance ! Nous n’avions pas beaucoup d’informations sur cette époque-là ! Chacun avait peur de ses voisins, de ses amis ! C’était horrible ! Il y avait des espions partout, beaucoup de monde terminait au goulag… Ce fut une période très difficile… Moi, je suis née après la guerre mais ça se sentait…

Alors évidemment, les gens étaient attirés par toutes ces histoires qui commençaient à sortir dans la presse, à la télévision ! Nous voulions en savoir plus sur ce passé obscur ! Nous étions obsédés ! Il y avait tellement de choses que l’on voulait découvrir… Chaque famille comptait au moins une personne assassinée dans ses rangs ! Mais finalement, nos problèmes quotidiens sont passés au second plan et on a complètement laissé faire… Du coup, le pays a peu à peu perdu de sa vitesse, a perdu tout ce qui était essentiel, vital économiquement… C’est dommage !

Quelque part, on avait l’impression que Gorbatchev avait peut-être été nommé par quelqu’un pour faire le sale boulot, liquider les centres sociaux, casser le mur de Berlin, ouvrir toutes les portes vers l’Ouest. Mais, elles étaient si petites que l’on ne pouvait pas tous passer !

Je suis venue en France par amour

Mon cas est particulier car je me suis remariée avec un Français. C’est parce que j’ai épousé un Français que je me suis retrouvée ici ! Sinon, je ne serais jamais venue. La France n’était pas le pays de mes rêves, surtout que je parlais anglais… Et puis chez moi, à Astrakhan, j’avais tout ce qu’il fallait à l’époque ! J’habitais un immeuble début du siècle, dans un très très bel appartement. J’avais mon travail, j’avais des amis extraordinaires… C’était la bohème ! Mon mari ne pouvait pas me proposer la même chose ici !

Il travaillait en Russie et lorsqu’il a vu tout ça, il m’a dit : « Ça n’a rien à voir ! » Il avait fait plusieurs fois le tour du monde car il était spécialisé dans le nucléaire, dans tout ce qui est industrie lourde, EDF, etc., et un jour, il m’a confié : « La Russie est le seul pays où j’ai rencontré des gens vraiment heureux… » Pourtant au début, il ne voulait pas y mettre les pieds ! C’était le résultat de la propagande menée à l’Ouest ! Mais comme son employeur ne lui a pas laissé le choix, il est parti quand même.

Lorsqu’il est arrivé en Russie, les premières choses à l’avoir choqué sont les embouteillages à Moscou. Il m’a expliqué : « On m’avait raconté que les gens se déplaçaient encore avec des traîneaux tractés par des chevaux ! Mais, j’ai vu un pays d’une beauté extraordinaire avec des restaurants qui brillent et des gens qui s’éclatent ! Moi qui pensais atterrir dans un trou perdu… »

Avant de venir ici, il m’a prévenu qu’il ne pourrait pas me promettre la même vie qu’en Russie… Moi, je n’avais aucune image particulière de la France. Pour moi, l’essentiel était que l’on soit ensemble ! Le reste suivrait ! Nous vivions une grande histoire d’amour… Nous sommes quand même restés séparés trois ans, lui ici, moi là-bas ! Pendant tout ce temps, nous ne nous sommes vus que deux fois… Sinon, c’étaient les coups de téléphone et les lettres de vingt-sept pages… C’était quelque chose ! D’ailleurs, je les ai toutes gardées…

J’ai vu beaucoup de Français heureux en Russie, sans stress, de bonne humeur et nombreux sont ceux qui en rentrant en France, après avoir terminé leur chantier, ont ressenti une nostalgie incroyable… C’était vraiment une autre vie…

Arrivée dans l’hexagone

Je ne suis pas arrivée directement à Sarcelles mais tout près, à Villiers-le-Bel, où mon mari louait quelque chose. Seulement, avant de m’installer définitivement, je suis d’abord venue avec mes deux enfants pour un mois. Je voulais qu’ils voient où ils allaient vivre et qu’ils me disent s’ils étaient d’accords ou non. Mon fils avait quatorze ans, ma fille onze ans, et je souhaitais d’abord leur montrer la France.

Au début, mon fils voulait rester en Russie ! Mais mon mari a dit : « Ce n’est pas possible ! On ne peut pas séparer les enfants… » Nous nous sommes donc mis d’accord sur le fait qu’il viendrait avec nous et nous avons fait les papiers pour les deux.

Ni l’un ni l’autre ne parlaient français en arrivant. Mais, ils ont pris des cours avec un prof très très efficace et comme ils sont assez doués pour les langues étrangères, ils ont appris rapidement. Pour eux, ça n’a donc pas été très difficile. Ils avaient déjà tout un bagage de connaissances et ils savaient comment les utiliser.

Leur premières impressions de la France se sont évidemment focalisées sur les jouets et tous les trucs qu’on ne pouvait pas se procurer tous les jours en Russie au début des années 90s. Mais, je les ai prévenus tout de suite que l’on ne peut pas tout avoir…

En ce qui me concerne, j’étais déjà venue ici en 88 car j’avais rencontré mon mari en 87. Je n’étais pas particulièrement attirée par la France ! Pour moi, il s’agissait avant tout de retrouver l’homme que j’aimais. C’était absolument différent ! Je ne venais pas acheter un pays ou quelque chose ! Je ne me rendais pas compte de tout ce qui m’entourait ! Depuis Villiers-le-bel, qui se situe sur les hauteurs, on voyait au loin la tour Eiffel et c’était très beau ! C’était magnifique comme petit nid d’amour ! Mais, je ne savais pas où j’étais. Ce n’était pas la France ! Seulement un paradis, à toi… Bien entendu, après, j’ai découvert pas mal de choses… comme j’ai des amis en Bretagne, j’ai pu visiter cette région, etc.

En ce qui concerne mes enfants, ils ne voulaient pas obligatoirement rester, en particulier mon fils, mais à l’époque, je crois qu’ils ne pouvaient pas vraiment juger la France car il y avait autre chose derrière : la séparation avec l’école, avec les copains, avec leurs habitudes… Ils étaient déracinés… Bien sûr, ils avaient confiance en nous ! Dès qu’ils ont touché le sol français, je me suis sentie responsable entièrement ! C’était mon histoire à moi et ils étaient obligés de me suivre parce qu’ils n’étaient pas majeurs… Il fallait donc faire le maximum pour que les enfants soient bien, pour qu’ils ne se sentent étrangers…

En Russie, ma fille était à l’école de musique, au conservatoire. Alors, la première chose que nous avons achetée, c’est un piano. Nous avons également acheté un ordinateur pour le garçon. Il fallait faire en sorte que leur vie ne soit pas coupée d’un seul coup !

Á l’école, ils sont d’abord allés en classe d’adaptation mais ils ont dit qu’ils n’avaient rien à faire là-bas. Ça ne leur a pas plu. Ils ont donc continué à suivre leurs études. Au bout de quelques mois, mon fils a sauté deux classes. Lorsqu’au Brevet des collèges, il a eu 39 sur 40, on nous a expliqué que sa place était au lycée, qu’il n’avait rien à faire ici à quatorze quinze ans. Ensuite, il a obtenu son Bac S à Jean-Jacques Rousseau. Quant à ma fille, elle a préparé son Bac scientifique au Saint-Rosaire.

Installation et intégration à Sarcelles

En arrivant à Sarcelles, on ne savait pas ce que c’était ! Mon mari habitait Sainte-Geneviève et lorsqu’il a divorcé, il fait une demande et nous avons tout recommencé à zéro ! Nous étions donc contents de nous retrouver avec un appartement que l’on pouvait assumer. Nous avons déménagé de Villiers-le-Bel au mois de mai 91, pour Sarcelles Chantepie.

Mes débuts ont été un peu tristes car je ne parlais pas français. En Russie, j’étais très active ! Je travaillais et je gagnais bien ma vie ! Alors qu’ici, je me retrouvais dépendante. Je m’étais fixé comme but : « Les enfants d’abord ! J’apprendrais le français plus tard, quand ils seront en mesure de se débrouiller. Mon mari était souvent en déplacement et il fallait que quelqu’un soit à la maison pour les accueillir après l’école, avec le stress, etc. Je suis donc restée chez nous un long moment, pour me consacrer aux enfants…

Au bout de neuf mois, je me suis inscrite au cours de français à Vignes Blanches. J’ai été acceptée dans le groupe de perfectionnement, constitué de gens qui parlaient très bien la langue, qui vivaient en France depuis quinze ou trente ans, mais qui ne savaient ni lire, ni écrire. J’ai passé les tests et ai été admise dans ce groupe, mais grâce aussi au fait que j’étais prof d’anglais en Russie et que l’enseignant était passionné par la Russie.

Je suis rentrée dans la vie active de Vignes Blanches quasiment aussitôt. J’ai commencé à donner des cours de russe, des cours d’anglais, des cours de couture et de broderie. En Russie, j’avais changé de métier parce que le salaire de prof était misérable. Aux ministères de Santé ou de l’éducation, on ne produit rien du tout ! Il y a aucun profit ! Seulement des dépenses. Mon salaire était donc très très bas… Un jour, j’ai été repérée au cours d’un voyage en Pologne. Là-bas, il y avait une maison de mode et les gens qui y travaillaient m’ont demandé :
« - Qui est-ce qui a fait les modèles ?
  C’est moi !
  Mais, ce n’est pas possible ! »
Finalement, des amis qui venaient d’ouvrir une maison de prêt-à-porter à Vilnius m’ont proposé de venir travailler avec eux. J’ai fait une petite collection de vêtements et je suis devenue brodeuse professionnelle : accessoires de mariage, défilés de mode, etc. Je suis restée dans cette maison pendant cinq ans et je gagnais en une journée mon salaire mensuel de prof d’anglais.

En Russie, quand à la Fac, tu te destinais à devenir professeur d’anglais ou d’allemand, tu étais sûr d’atterrir à la campagne, dans les écoles qui manquaient d’enseignants. Quand tu terminais tes études, tu savais déjà où tu allais être envoyé. Comme dans les zones rurales, il n’y avait souvent ni médecin ni infirmière, tu devais connaître un peu la médecine. J’ai donc fait deux ans de médecine et j’ai passé l’examen d’Etat. Tu devais être aussi un peu militaire car en cas de guerre, c’est toi qui étais responsable, qui étais gradé. J’avais également acquis des compétences de technicien de cinéma pour pouvoir passer des films dans les clubs. Un prof devait être très polyvalent ! Enfin, depuis l’école anglaise, j’ai toujours fait du théâtre et finalement, je suis sortie avec mon diplôme de metteur en scène, pour exercer dans les écoles ou les maisons de quartier.

J’avais donc cinq diplômes, en plus de savoir broder et faire un petit peu de tout dans le domaine du prêt-à-porter, de la haute couture, etc. En Russie, c’était comme ça ! On devait être prêt à tout et avec un minimum de choses, parvenir à réaliser des chefs-d’œuvre… En arrivant ici, j’ai donc commencé à exercer toutes mes compétences, à gauche à droite. Finalement, j’ai été repérée à Evry, lors d’une grande conférence d’échanges de savoir-faire. On m’a invitée et j’ai dit : « Qu’est-ce que je peux proposer ? » Alors, j’ai pris ma machine à coudre, j’ai donné des cours de broderie, j’ai confectionné des papillons en organza, etc.

Des journalistes de France 2 qui étaient là, se sont montrés très intéressés. Je me suis donc présentée et leur ai expliqué qu’en Russie, les études et l’éducation étaient deux choses primordiales, dans tous les milieux de la société. C’est vrai ! Lorsque vous entrez dans n’importe quelle famille, la première chose que vous voyez, c’est la bibliothèque et le piano… C’est ce qui constitue notre richesse et ce à quoi nous tenons le plus… Mais ici, les valeurs sont différentes…

Lorsque j’ai commencé à m’investir dans la maison de quartier Vignes Blanches, je n’étais pas salariée. J’apprenais le français et en échange, je transmettais aux autres mes savoir-faire. Quand France 2 a téléphoné à Vignes Blanches pour dire : « Ce que fait cette dame nous intéresse. On va venir la filmer. » Nous avons préparé la maison de quartier. J’ai installé l’exposition et là, une dame africaine qui faisait des vêtements africains m’a montré comment elle faisait, tandis que moi, je lui apprenais à broder. J’ai ensuite donné l’interview. C’était en avril 93. Il s’agissait d’un reportage sur l’intégration des étrangers en France. Il est passé un dimanche matin. Après ça, j’ai reçu beaucoup de coups de fil de Paris, de gens qui voulaient me rencontrer. Ce que je faisais et ce que j’avais dit leur plaisaient.

Á l’époque, je prenais aussi des cours d’informatique dans ce qui est devenu l’association Ensemble, avec Michèle Moreau. Nous étions au collège Anatole France et un jour, j’ai parlé avec le responsable. Je lui ai dit : « Écoutez, il y a beaucoup de jeunes filles qui traînent pendant les vacances, qui ne savent pas quoi faire. Pour les garçons, il y a quand même du sport, du foot, etc. ! Mais pour les filles, il n’y a rien ! C’est triste ! Et en plus, si tu veux faire quelque chose d’exceptionnel, il faut payer ! Alors moi, je propose de leur donner quelques cours de couture pendant les vacances, pour confectionner des vêtements d’été. » J’ai donc commencé à travailler avec les filles, en partenariat avec la CAF, avec des machines louées au centre social Lochères. C’est comme ça que la CAF m’a repérée.

Entre temps, je m’étais présentée à Paris comme styliste et j’avais été embauchée dans une société, mais à cause de problèmes familiaux _ j’avais dû déménager ma belle-mère chez moi _ , je ne pouvais plus aller travailler à Paris. La CAF m’a donc proposé un mi-temps de seize heures, pendant les vacances. On m’a expliqué : « Ne comptez pas plus car vous remplacez des conseillères qui ne veulent plus assumer cette partie de leur travail, à savoir l’atelier de couture pour adultes. » J’ai quand même accepté parce que c’était près de la maison.

Aujourd’hui, je suis à trente-neuf heures. J’anime des ateliers matin et soir à la CAF. Ce n’est pas du bénévolat ! Je suis salariée de la CAF ! J’ai une vie bien remplie. Je n’arrête pas. Je suis devenue membre de France Patchwork, je voyage beaucoup, je cherche des idées, et c’est très bien comme ça… Au début, à la CAF, je travaillais à mi-temps mais à l’époque, on m’a dit que Mr Salomé cherchait quelqu’un parce que beaucoup de femmes comoriennes voulaient faire de la couture, etc. C’était l’ancienne MJC.

Je suis ensuite passée après à trente-neuf heures à la CAF… et c’était une grande déception pour certaines parce que l’on avait déjà tout un noyau de femmes. Finalement, le samedi, la couture est destinée aux femmes actives qui ne peuvent pas trouver dans la semaine quelque chose qui fonctionne. Elles sacrifient donc leur samedi pour leur plaisir personnel ! Nous avons dix-huit personnes le samedi et c’est extraordinaire ! Il y a des gens qui viennent de Blanc-Mesnil, du Bourget, d’Aulnay et je ne sais où encore ! Cela va bien au-delà de Sarcelles ! La MJC attire des gens de tout le département…

Mon mari est parisien et il m’a dit : « Écoute, je n’aurais jamais pensé vivre un jour à Sarcelles mais si dans le monde entier, tout le monde cohabitait comme nous, avec autant d’ethnies différentes, il n’y aurait pas de guerres… » Un jour, j’ai rencontré des gens par hasard, dans une clinique. Nous étions à table et une dame est arrivée en disant : « Oh la la, je suis passée par cette horreur de Sarcelles ! » Il n’y avait quasiment que des femmes du XVI ème avec moi : une de l’Unesco, une autre de Fina-Elf, etc. J’étais là à la clinique pour donner des cours de tout ce que je sais faire et j’avais oublié le rendez-vous avec les médecins, qui devaient emmener une délégation pour voir ce que je faisais. Mais, c’est ma vie, c’est ma passion !
Alors, quand j’ai entendu cette dame dire du mal de Sarcelles, je lui ai dit :
« - Vous connaissez au moins la ville ?
  Non.
  Et bien écoutez, je vais vous dire une chose… J’habite Sarcelles et j’en suis fière… C’est très tranquille ! »
Elle est devenue bleue, verte !

Sarcelles a mauvaise réputation mais c’est un jeu de politiciens ! C’est parce qu’il s’agit du premier grand ensemble construit en France. Seulement au début, ce n’était pas ça ! Il y avait beaucoup de Tunisiens qui étaient médecins ou avocats ! Et après, toutes les origines se sont rajoutées.

Je trouve qu’à Sarcelles, les choses se sont beaucoup améliorées car au début, ça craignait quand même un peu ! Il y avait pas mal de bagarres entre les Rosiers et Chantepie. Je ne dis pas ça à cause de mes enfants parce qu’il n’étaient jamais concernés ! Ils ne sortaient pas. Ils avaient leurs occupations : école de musique, sport, danse classique, etc. Ils n’avaient donc pas le temps de traîner !

Ma fille a suivi le même destin que sa mère. Elle est partie vivre aux Etats-Unis. Aujourd’hui, elle est mariée, habite Chicago et est très heureuse. C’est incroyable comme le destin se répète ! Je crois qu’il n’y a pas de hasard dans la vie. Pour moi, nos chemins sont déjà tracés à l’avance et nous ne faisons que suivre celui qui nous est destiné… C’est pour ça que nous avons parfois une impression de déjà vu, de déjà vécu ! Malgré l’athéisme scientifique, je pense donc qu’il y a quelque chose ailleurs…

Message aux jeunes

Je leur souhaite de trouver leur place dans cette vie qui n’est pas facile. Pour ça, il faut d’abord qu’ils définissent ce qui est important pour eux, ce qu’ils veulent faire dans l’avenir par rapport à ce qu’ils ont appris à l’école, même si la correspondance entre leurs projets et les études qu’ils ont suivies, n’est pas toujours évidente. Mais, l’essentiel dans la vie est d’être inventif, d’être passionné, d’aimer ce que l’on fait…

En arrivant en France, j’avais beaucoup de diplômes, de savoir-faire et de connaissances, mais je ne parlais pas français. Alors au début, je me suis demandée : « Mais, qu’est-ce que je vais faire ? Comment vais-je pouvoir assumer dans un pays qui n’est pas le mien, dont je ne connais pas la langue ? » Mon mari m’a répondu : « Écoute, même si tu vas faire briller les rues, soit la meilleure. L’important est d’aimer ce que tu fais… » Moi, ça ne me gênait pas ! Je pense que lorsque tu as déjà une bonne éducation, ce n’est pas du tout honteux de ramasser les poubelles. Il n’y a pas de sous métier mais il faut être passionné. Même dans le négatif, il faut toujours positiver. Il n’y a que comme ça qu’on arrive à quelque chose…

récit collecté par :

frederic.praud@wanadoo.fr

parolesdhommesetdefemmes@orange.fr


Voir en ligne : La Bande Dessinée : Les Migrants

Messages

  • Bonjour Frederic et merci de pa part de tout diaspora d’Astrakhan en France, votre article est tres nostalgique pour nous, il y a une autre generation de gens d’Astrakhan qui s’instale succesivement en France, si ca vous interese merci de nous contacter, pour l’info savez vous que il existe l’association des etudients russe en France dirigé par un etudient d’originaire d’Astrakhan, qui gagne le concour generale en russe en 2002....Bien a vous et a bientot peut etre. Assia VABRE

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