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EGYPTE - Finalement, nous sommes devenus apatrides

Mme F.J.M.

jeudi 15 avril 2010, par Frederic Praud

texte Frederic Praud


Un père syrien, émigré en Egypte

J’ai vu le jour en 1948, au Caire. Mon père, né en 1900, était déjà un migrant car il était originaire d’Alep, en Syrie qui faisait partie de l’Empire Ottoman. Á l’âge de neuf ans, il a perdu son père. En régime patriarcal, l’héritage revenait à la famille paternelle, à charge pour celle-ci de s’occuper de la veuve et des enfants. Malheureusement, mon père n’a pas eu de chance car son oncle a pris tous les biens et ne s’est pas occupé d’eux.

A onze ans, il part travailler en Syrie : l’Empire Ottoman commençait à construire les lignes de chemin de fer. Pour creuser les tunnels à travers la montagne, on prenait des enfants pour poser la dynamite ! Les enfants étaient utilisés parce qu’ils couraient vite, et en cas d’accident, à leurs yeux, ce n’était pas une grosse perte. Mon père a perdu l’ouie d’une oreille à cause des explosions.

Dans les années 20, il part pour la Palestine où il avait un oncle maternel. Au bout d’un certain temps, il décide de rejoindre le Caire où il pense pouvoir s’en sortir. Il commence à travailler à la Compagnie Lebon d’électricité, Sté française, ancêtre d’EDF. Il y avait beaucoup de français en Egypte. Désirant beaucoup s’en sortir, tout en travaillant, il a étudié et est devenu ingénieur électricien. Il était polyglotte, il parlait le turc, l’arabe, l’arabe, l’italien, le français, l’anglais. Pour se faire un chemin dans la vie, il fallait s’adapter à toutes ces langues. Le Caire était une ville fortement cosmopolite. Quand mon père est arrivé en Egypte, le turc dominait encore. Même le roi parlait le turc. Figurez-vous que le roi Farouk, qui a été destitué en 1952, ne parlait pas l’arabe.

Lorsqu’il a commencé à bien gagner sa vie, il a fait ramener sa mère et son frère de Syrie. Il a ensuite rencontré ma mère, issue d’une famille bourgeoise d’Alexandrie. A 18 ans, elle venait de perdre son père qui était pharmacien.
Une enfance heureuse au Caire, préservée de la réalité

Mon père était fortement installé en Egypte ; c’est-à-dire qu’il avait demandé et obtenu la nationalité égyptienne. Il gagnait bien sa vie, il a eu quatre enfants. Nous avions un bel appartement, au Caire, dans un quartier relativement populaire où l’on côtoyait des musulmans, des chrétiens Coptes, des catholiques, des orthodoxes, des Juifs. Toutes sortes de nationalités (italiens, anglais, français, syriens, libanais) vivaient ensemble dans un savoureux mélange. Je ne me sentais pas étrangère en Egypte.

En fait, ce sont les autres qui me l’ont fait comprendre ! En 1952, éclate la révolution égyptienne. J’avais à peine 3 ans lorsqu’en janvier 1952, l’incendie du Caire s’est produit. Je me souviens que, dans notre rue, les cimes des arbres s’enflammaient les unes après les autres.

Lorsqu’en 1956, le président Nasser a nationalisé le Canal de Suez et que la guerre de Suez a éclaté, ma mère était hospitalisée. Nous, les enfants, étions seuls à la maison. La nuit, des fusées éclairantes luisaient dans le ciel. Pour la première fois, j’ai senti qu’on pouvait avoir quelque chose contre nous lorsque est survenu un événement : au 3ème étage de notre immeuble, un homme vivait seul avec sa mère qui était paralysée. Elle ne se levait pas du lit.

Tous les matins, lorsqu’il partait travailler, il laissait la lumière au cas où il rentrerait tard. Un soir, alors qu’il n’était pas là, il y a eu une alerte et les gens dans la rue ont vu la lumière. Malgré les efforts du gardien pour les retenir, ils se sont engouffrés dans l’escalier en criant : « Sales Juifs, Sales sioniste, on vous tuera tous ! » et sont montés au 3ème. Le gardien avait beau leur répéter : « C’est une vielle dame toute seule qui ne peut pas bouger, attendez, je vais éteindre la lumière ! », ils sont entrés chez elle en vociférant. Heureusement, ils sont repartis sans faire de mal. A huit ans, ce fut pour moi un choc…

Autour de moi et dans mon école, les gens que j’avais l’habitude de côtoyer et mes amies disparaissaient du jour au lendemain. Personne ne disait : « je m’en vais ! », c’était secret, on n’en parlait pas et subitement, mes copines n’étaient plus à l’école, elles avaient quitté l’Egypte elles avaient émigré...

Ma sœur aînée était mariée à un juif français. Avec son mari et son bébé, elle fut en novembre 56 expulsée. En six jours, elle a quitté sa maison, nous a dit au revoir et pour moi, ils ont disparu dans un taxi… Je vais vous raconter une petite histoire : une superstition voulait que l’on ne jette rien derrière quelqu’un qui part de chez soi, soi-disant pour lui permettre de revenir. Lorsque ma sœur et sa famille partaient dans ce fameux taxi, nous étions tous sur le balcon à leur faire des grands signes de la main et je jouais avec une gargoulette en poterie qui m’a échappé des mains et s’est écrasée sur le trottoir. J’ai longtemps crus que c’était à cause de moi que ma sœur ne revenait plus.

Chez nous, la vie changeait. Mes oncles et tantes et mes cousins ont quitté l’Egypte. Mais surtout, lorsque la Compagnie Lebon a été nationalisée, mon père fut convoqué chez le nouveau directeur qui lui a signifié sa démission !!! En qualité de juif, il ne pouvait pas continuer à travailler dans une entreprise nationale. Pourtant, il était égyptien. Une grande fête fut donnée en son honneur avec tout le personnel, les contremaîtres, les ouvriers (mon père a gardé toutes les photos où il était entouré), des discours sur son travail, sur tout ce qu’il avait accompli et au revoir sans indemnités.

Mon père avait encore à charge trois jeunes enfants et il avait 57 ans. Il a d’abord essayé de mettre sur pied sa propre société d’import-export mais on lui a posé un séquestre qui devait contrôler tous ces faits et gestes et que, de surcroît, il devait payer.

Quant à nous, les enfants, nous étions dans l’ignorance de ce qui se passait. On ne nous racontait rien de peur des dénonciations. On continuait à mener une vie agréable dans laquelle j’étais choyée, gâtée, on faisait du piano, de la danse ; nous étions protégés de tout, nous avions une très belle vie mais étions terriblement naïfs. Nos parents nous cachaient la réalité telle qu’elle évoluait : c’est-à-dire inéluctablement vers un départ définitif. D’ailleurs, même quand on est parti, ne plus revoir sa maison, ne plus revenir, ça ne voulait rien dire pour moi, totalement abstrait. La décision de quitter l’Egypte en 1961 a été prise en catimini dans le secret de leur chambre.

Partir en abandonnant tout derrière soi

Du départ, il ne me reste que quelques souvenirs spartiates. Nous n’en n’avons pas parlé avec mes parents car c’était douloureux pour eux… Mon père n’avait pas le droit de faire sortir son argent d’Egypte alors qu’il avait travaillé toute sa vie depuis l’âge de onze ans ! Il avait mis un peu d’argent de côté pour ses vieux jours car il s’était marié tard et avait eu ses enfants également tard. Qu’importe, nous n’étions autorisés qu’à prendre l’équivalent de trente euros d’aujourd’hui par adulte et la moitié par enfant, c’est-à-dire une misère.

Malgré l’interdiction et la peur de tout, mon père a essayé de trouver une solution. Á ce moment-là, il y avait toutes sortes de trafics. Des gens disaient qu’il pouvaient vous faire sortir de l’argent et le donner en France, jurant sur la Bible qu’on pouvait leur faire confiance, etc., mais évidement, cet argent-là, on ne l’a jamais revu…

Mes parents ont essayé de vendre nos meubles mais j’entendais les gens dire : « pourquoi veux-tu les acheter ? Demain, ils s’en iront et nous aurons tout gratuitement ».

La France « de mon enfance » comme disait Enrico Macias, c’était l’école que je fréquentais. Une école de sœurs appelée « Ecole des sœurs de Besançon ». Nous apprenions l’arabe littéraire (c’est l’arabe que l’on parle en Egypte) et le français. Le français que nous parlions même à la maison était une langue châtiée comme on l’apprend à l’étranger : langue de Molière et de Victor Hugo (d’ailleurs, cela m’a valu beaucoup de ricanements et de sourires ironiques lorsque j’ai fréquenté ma première communale à Gennevilliers). Tous les textes que nous lisions, commentions, apprenions, étaient des textes littéraires. Pour moi, la France, c’était la veillée au coin du feu comme dans le temps avec le père qui lit le journal, la mère qui tricote, la grand-mère qui somnole et le chat qui ronronne. Par 40°, au bord du Nil, c’est cela que la France représentait pour moi.

Pour quitter le pays, il fallait renoncer à notre nationalité égyptienne. Mon père a eu beaucoup de difficultés car on lui rétorquait qu’un ingénieur de sa valeur était un bien pour le pays mais encore fallait-il le laisser travailler.

Finalement, nous sommes devenus apatrides. Ce qui semble bien bizarre, on naît bien quelque part ! Nous n’avions plus de nationalité mais étions protégés par un organisme de l’ONU, consacré aux réfugiés du monde entier, ce qui nous a permis d’avoir tout de même un passeport émanant de cet office, l’OFPRA.

Départ pour la France

Nous avons quitté le Caire pour Alexandrie où nous avons pris un bateau grec. Pour monter à bord, il fallait grimper sur une échelle de cordes. D’ailleurs, mon père a trébuché ce qui a fait rire les marins.

Pour nous, mon père représentait la force, tout ce sur quoi l’on s’appuyait. Ce départ l’a complètement brisé. Il avait 61 ans, une femme, trois enfants et il lui fallait partir à l’aventure à la merci de quoi… Il ne le savait pas lui-même. Tout simplement parce que nous étions juifs. Nous n’étions plus protégés, tout ce qui nous entourait disparaissait face à l’incertitude, à l’angoisse et à la merci d’organismes d’aide ou d’entraide. D’un seul coup, on se retrouvait entassés dans une petite cabine au 20ème sous-sol, au dessus des machines, où l’un de nous dormait par terre parce qu’il n’y avait que quatre couchettes, vers une destination inconnue je ne sais où. De plus, j’avais le mal de mer !

Nous étions complètement francophones. Ma sœur et sa famille vivaient en France. Posséder parfaitement la langue est un atout extraordinaire. On a proposé à mes parents d’aller aux Etats-Unis où il était possible d’obtenir des visas. Mes parents ont choisi la France.

Un miracle inespéré

Seulement à l’époque, commençaient à arriver en France les réfugiés d’Afrique du Nord et la France n’acceptait pas tellement immigrés. Avec le visa de trois mois obtenu en Egypte, il fallait absolument une carte de séjour pour pouvoir rester.

Pour obtenir des papiers, il fallait se rendre à la préfecture de police de Paris à l’Ile de la Cité. On faisait la queue dehors avant l’ouverture des guichets vers six heures du matin pour espérer y entrer. Il arrivait qu’on fasse la queue jusqu’au soir sans que notre tour arrive et il fallait revenir le lendemain ! Et lorsqu’on parvenait enfin devant les guichets, il manquait toujours quelque chose et toujours la même phrase lancinante : « on ne peut pas vous garder, ce n’est pas possible ! Non ! Non ! Non !

Un jour, on ne sait pas pourquoi, un miracle s’est produit. Mon père venait d’essuyer un nouveau refus et s’était mis à l’écart avec ma sœur aînée qui pleurait quand un homme est sorti d’un bureau, s’est approché d’eux, leur a donné sa carte et leur a dit : « revenez me voir demain matin vous aurez vos papiers ». Nous n’avons jamais compris ce qui a mis cet homme sur notre chemin mais c’était vrai !!! Nous avons obtenu une carte de séjour de trois mois à renouveler. Le premier pas. Lorsque l’on est croyant, on pense que c’est la main de Dieu, quoi qu’il en soit, nous sommes restés en France… Après, lorsque mon père a travaillé, nous avons pu obtenir des cartes de séjour de cinq ans, ensuite de dix ans. Ensuite, nous avons demandé et obtenu la nationalité française.

Arrivée dans l’hexagone

Après une traversée de neuf jours, une escale en Grèce au Pirée et en Italie à Naples, nous avons débarqué à Marseille le 12 juillet 1961, en fin de matinée. Nous avons été réceptionnés par des gens du COJASOR, organisme affilié au fonds social juif unifié (FSJU), financé par des donateurs principalement américains. Nous avons récupéré nos valises et nous avons pris le train pour Paris. Là, c’est pareil. Nous avons voyagé toute la nuit assis dans un compartiment. Onze heures dans un train, on n’avait jamais vu !

Arrivée à la gare de Lyon vers 6 h du matin et, par la fenêtre, j’ai aperçu ma sœur aînée sur le quai. Lorsque nous avons pris le taxi pour aller à l’hôtel, j’ai parlé des juifs. Ma sœur m’a repris et m’a dit de me taire, ce que je ne comprenais pas. Nous étions en France, pays de la liberté d’expression, où l’on peut tout dire sans peur d’être dénoncé ou d’être mal vu. Nous venions d’une école française où nous avions appris la Marseillaise. Elle était pour nous le symbole de la liberté. D’ailleurs, des années plus tard, j’ai pu obtenir une invitation un 14 juillet dans les tribunes le long des Champs Elysées et j’étais très émue d’entendre l’hymne national joué à cette occasion.

Nous avons vécu à l’hôtel pendant environ deux mois au cours desquels ma mère et mon père bataillaient ferme pour que nous ayons un appartement. L’hôtel se trouvait rue Geoffroy Marie, près des Folies Bergères dans le IXème arrondissement. Rue Richer, il y avait une cantine organisée par le Cojasor, une sorte de soupe populaire, où on prenait nos repas. A l’hôtel, bien entendu, il était interdit de cuisiner. Nous avions deux petites chambres et il ne fallait pas faire de bruit.

Pour l’anecdote, j’ai été particulièrement frappée par une chose qui me paraissait curieuse : c’était l’été, l’on se couchait vers 22h, il faisait encore jour. L’on se réveillait le matin, il faisait jour. Les journées sont très longues en été alors qu’en Egypte le soleil se couche d’un coup. Il nous semblait qu’il ne faisait jamais nuit.

Pour trouver un appartement, nous n’avions aucune garantie, ni fiche de paie, etc. Par une relation à je ne sais qui, nous avons pu avoir un appartement à Gennevilliers pour un montant mensuel de cinq cents francs alors que le SMIG était à trois cents francs. Le Cojasor nous a aidé les premiers temps à payer le loyer et nous a obtenu des lits en fer, une cuisinière de récupération et les quelques choses indispensables pour démarrer.

Gennevilliers : un déphasage complet

Dans l’appartement, il y avait un chauffage au charbon qu’il fallait ramoner tous les jours. Nous devions monter les seaux de charbon de la cave et descendre les cendres. Nous, qui ne savions même pas ce que « avoir froid » veut dire, alors un chauffage au charbon !

Nous avons emménagé avant la rentrée des classes. Les quelques jours précédant la rentrée, je n’ai pas mis le nez dehors. Si l’on me demandait d’aller jeter la poubelle, je pleurais, j’avais l’impression que c’était la fin du monde ! Je revois encore ces moments là. Nous avions un petit transistor qui ne captait pas les grandes ondes, alors sur France Inter je crois, Richard Anthony chantait « et j’entends siffler le train ». Cette chanson garde pour moi l’image de Gennevilliers où la fenêtre de l’appartement donnait sur le cimetière et sur un bidonville ignoble. Les gens y vivaient dans des cabanes en tôle. L’hiver, il y avait des espèces de tonneaux où ils brûlaient, je ne sais quoi, autour desquels ils tentaient de se réchauffer.

Mes parents avaient apporté plein de linge, des vêtements dont, bien entendu, aucun n’était vraiment approprié. Ca n’avait rien à voir avec ce que les autres portaient. J’avais l’impression d’être une extraterrestre. Mon premier jour d’école a été de la même veine. On m’avait dit qu’il fallait porter une blouse mais, en réalité, les filles ne la mettaient que dans la cour de l’école. Ce que je ne savais pas. Je devais rentrer en 4ème. Ma mère en avait convenu avec la directrice qui nous avait reçues. Donc, j’arrive en classe. On nous distribue des livres. L’après-midi, la directrice entre dans la classe, me dit, ainsi qu’à deux autres filles, de nous lever, de rendre les livres et d’intégrer la classe de 5ème. Tout le monde me regardait. J’avais honte et n’y comprenais rien. Une de ses filles est devenue ma meilleure amie. Elle avait des couettes et une blouse à carreaux blanc et vert. En sortant de l’école à 16h30 elle m’a demandé par où je passais. Comme c’était le même chemin quelle, nous sommes parties ensemble et il me semblait que le soleil revenait.

Les assistantes sociales du Cojasor qui nous avaient pris en charge, ont expliqué à mes parents qu’en France, les choses ne se passaient pas comme en Egypte. Ma sœur de trois ans plus âgée, devait travailler. Ma mère ne l’entendait pas de cette oreille. Elle voulait absolument que ma sœur ait une formation et a pu obtenir que le Cojasor lui paie, en même temps, des cours du soir. C’est ainsi qu’elle a commencé à travailler tout de suite en arrivant d’Egypte. Je ne pense pas dévoiler quelque secret en disant que ça a été très difficile au début. A l’école, j’étais, et mon petit frère aussi, protégés malgré tout. Le monde du travail, c’est autre chose. A cette époque, je n’ai jamais souffert du racisme, l’on ne m’a jamais dit « toi, l’égyptienne », je n’avais pas ce genre de souci. Par contre, plus tard, j’ai entendu « la noiraude » ou « vous ne faites pas vraiment juive, plutôt espagnole », je n’ai pas compris s’il fallait prendre cette remarque pour un compliment ! Il m’est aussi arrivé une anecdote : je croisais une femme au café le matin avec qui j’ai pris l’habitude de prendre mon petit café. Au bout de cinq ans peut-être, dans la conversation, je dis que je suis juive. Pendant au moins dix minutes, elle n’a pas arrêté de répéter : « eh bien ça alors, je n’en reviens pas ! ».

Installation à Sarcelles

Nous sommes venus nous installer à Sarcelles en 1964. Ma mère s’est battue pour obtenir un prêt immobilier d’une durée de vingt ans qui nous permette d’acquérir un trois pièces à Lochères. Mon père avait déjà 64 ans et il ne pouvait pas souscrire une assurance-vie. Je ne sais pas comment elle a fait. Elle a été formidable. Dès notre arrivée en France, elle a parfaitement assumé tout. Elle a gardé des enfants, elle a toujours tiré parti des trois sous que gagnait mon père pour que nous ne manquions de rien. Elle m’a cousu mes robes et même mes manteaux. Elle allait à pied pour ne pas dépenser un ticket de bus pour faire les commissions.

Sarcelles était un vrai chantier. Il n’y avait pas de commerçants, c’était une camionnette qui passait avec le pain et, bien sûr, c’était plus cher.

Mon père a trouvé un poste de régisseur d’immeubles à Saint Brice. Lorsqu’on habitait Gennevilliers, il devait prendre trois autobus et il avait un trajet aller-retour de plus de trois heures par jour. Il ne voulait pas quitter son travail. Lorsque nous avons pu nous assumer, nous lui avons demandé de s’arrêter. Il ne voulait pas. Il disait toujours : « si je m’arrête, je vais mourir… » et c’est malheureusement, ce qui s’est produit. Il a pris sa retraite en octobre 75 et est mort en janvier 76.

Il avait changé. Sa seule préoccupation était de travailler, de gagner quelques sous y-compris en faisant des heures supplémentaires le samedi et le dimanche. Sorti de là, il avait abdiqué sur beaucoup de points qui ne lui semblaient pas de son ressort comme nos études, par exemple. Par contre, l’histoire de sa vie (la Syrie, les turcs, tout son passé) nous a servi d’exemple pour lutter, se battre, ne pas se laisser aller et avoir toujours de l’ambition pour s’en sortir.

J’ai dû arrêter l’école à la fin de la 3ème pour travailler et contribuer aux frais de la maison. Je n’avais pas droit à une bourse d’études qui était réservée aux nationaux. Rappelez vous, j’étais apatride. Ma mère ne m’a quand même pas lâchée dans la nature. Elle a réussi à me trouver un stage de sténodactylo qui était accordé sur un concours d’entrée pour les plus de 17 ans. Je n’avais pas l’âge et elle a pu me faire admettre à passer le concours et je l’ai eu. Après un stage de six mois, j’ai travaillé.

Ma deuxième sœur s’est mariée. Avec mon frère, on s’est fait des copains. Les soirées se passaient surtout chez les uns ou les autres, ou alors au jardin en bas de l’immeuble où on bavardait des heures assis sur les bancs. On s’est adapté. De poste en poste, d’entreprise en entreprise, j’ai au fil des années, grimpé les échelons jusqu’en décembre 1980, date à laquelle la société où je travaillais a fait faillite. Lorsque je me présentais à un emploi, mon CV vide de tout diplôme faisait tache. L’on me reprochait toujours ce manque de diplôme. Alors qu’à cela ne tienne, des diplômes, j’en aurai !

Alors que j’étais mariée, je travaillais à temps plein et avais un enfant, j’ai décidé de reprendre mes études. J’ai fréquenté l’université de Villetaneuse en cours du soir pour les deux ans de capacité en droit, ensuite sans jamais suivre les cours mais uniquement les TD obligatoires en soirée pour obtenir ma maîtrise et mon DEA de droit des affaires. Malgré les difficultés de tout genre (manque de sommeil, bosser tout le temps, arriver à trouver les cours magistraux pour travailler, les faire photocopier, je me souviens d’un jour où j’avais remis un paquet de cours à mon mari, on lui a cassé la vitre de la voiture pour voler le sac, etc…), ces années-là ont été particulièrement enrichissantes et j’en garde un bon souvenir.

En France nous avons une chance extraordinaire avec la gratuité des universités bien que j’entende qu’ici ou là on se plaint des frais d’inscription. Chacun peut apprendre ce qu’il veut sans que personne ne lui demande quoi que ce soit, si ce n’est de réussir.

J’entends aujourd’hui que certains sont découragés parce que même avec des diplômes, ils n’y arrivent pas. Il faut seulement savoir que sans ces diplômes, c’est encore pire !

Vie sociale et associative

Depuis 1964, j’ai toujours vécu à Sarcelles. La vie sociale à Sarcelles s’organisait essentiellement autour des associations, comme « les Eclaireurs Israélites de France » ou « le Centre Communautaire » et aussi l’A.A.S.S., les activités de la salle Alpha et des Vignes Blanches. Cela vient aussi du fait que beaucoup de juifs d’Afrique du Nord sont arrivés en même temps et ils avaient un parcours similaire au nôtre. Le fait de fréquenter les associations avec mon frère nous a permis d’avoir des amis et c’est comme ça, de bénévolat en bénévolat, que je m’occupe encore aujourd’hui d’une association. Mais c’est difficile, le bénévolat : les participants sont presque plus exigeants que si nous étions salariés et de plus, nous avons du mal à trouver une relève. Quoi qu’il en soit, en ce qui me concerne, j’ai conservé le désir de faire quelque chose pour les autres. Les associations qui nous ont aidés lorsque nous étions démunis ont besoin aujourd’hui que nous leur apportions notre soutien.

Parcours professionnel

Comme je vous l’ai dit précédemment, j’ai débuté comme sténodactylo dans un cabinet d’assurances. J’ai changé plusieurs fois d’emploi et grimpé les échelons. Pendant mes études, je travaillais dans une agence d’assurances où, après mes diplômes, mon patron m’a proposé de m’associer avec lui. Je me suis donc lancée, j’ai fait un gros crédits avec des remboursements mensuels énormes qui faisaient peur, nous ne sommes pas partis en vacances pendant des années. Et voilà, tout cela, c’était hier, c’est le passé. Sachez que dans quelques mois, je vais pouvoir prendre ma retraite au titre des carrières longues après quelques 42 ans de cotisations.

Sarcelles : un ancrage irremplaçable

Á Sarcelles, j’ai longtemps vécu dans le même quartier. Quand je me suis mariée, après un petit passage à Pierrefitte, j’ai habité dans la même résidence que mes parents. Depuis, nous avons déménagé mais toujours dans le même coin.

Ici, nous avons tous nos copains, tous nos repères ! Nous avons des amis de quarante ans. Ce sont tous ces gens qui nous lient à la ville ! Dès qu’il y a une fête, qu’elle soit de n’importe quelle religion, soit Noël, l’Aïd ou le nouvel An juif, il y a toujours une ambiance particulière. On sent la fébrilité des préparatifs et je trouve ça super. C’est vraiment ce que j’aime à Sarcelles…

Savoir d’où l’on vient

Nous avons été forcés de quitter l’Egypte, de partir. Lorsqu’en 2001-2002, la France a été touchée par une vague d’antisémitisme, j’entendais : « doit-on rester ou partir ? » mais jusqu’à quand le fait d’être juif empêchera un ancrage définitif dans un pays ? A un moment donné, il faut s’arrêter. On ne peut pas être toujours un oiseau sur une branche, toujours prêt à s’en aller. Lorsque je pense à mes parents obligés de partir à l’inconnu avec leurs gosses sans argent, je prie le ciel pour que ça ne nous arrive plus jamais.

Moi, je n’ai pas choisi de quitter mon pays. Les motivations des uns et des autres doivent être expliquées à leurs enfants. C’est un héritage très important. Il faut absolument que les jeunes posent des questions à leurs parents, qu’ils apprennent ce qui s’est passé avant, ce qui a provoqué le départ…

Lorsque mon fils était petit, je lui racontais des histoires de turcs à cheval avec le fouet facile, comment ils étaient méchants, comment ils obligeaient les gens à ne pas se mettre en travers de leur route. Il fallait se coller au mur lorsqu’ils passaient. L’Egypte, le bord du Nil, les pyramides, mon père qu’il n’a pas connu. Quand je le couchais, il me disait : « raconte moi encore des histoires de Papy ».

Message aux jeunes

J’ai longuement hésité avant d’accepter de vous livrer mon témoignage. Si j’ai finalement accepté, c’est pour que chacun intègre cette expérience à côté de celles des autres. De haut, on peut tomber et de bas, on peut remonter. Ca paraît une lapalissade mais pour moi, et pour tant d’autres, c’est notre histoire. Un beau jour, les choses changent en bien ou en mal et il faut s’adapter. On ne peut faire qu’avec ce que l’on a. Nous devons avoir l’ambition de s’en sortir et s’en donner les moyens. On n’arrivera pas tous à décrocher un jackpot comme untel ou untel mais on évoluera forcément. Tout le monde a sa place au soleil. On doit suivre son propre chemin du mieux possible, savoir ce qu’on veut faire dans la vie et ce qu’on veut faire de sa vie. La volonté de s’en sortir est un atout majeur. On parle toujours de l’american dream (le rêve américain), je dis quant à moi que le rêve français existe aussi.


Voir en ligne : La Bande Dessinée : Les Migrants

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