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Maroc

Le secret de ma mère... par Mustapha Kharmoudi

Et nous avions pris la route, en compagnie de quelques femmes de notre douar...

dimanche 14 juin 2009, par Frederic Praud

La journée avait mal commencé. C’était l’été et les trop longues vacances scolaires. Ma mère tenait à ce que je l’accompagne pour la visite rituelle des tortues d’eau douce. Elle savait que j’aimais le bassin où vivaient ces petites bêtes avec qui notre tribu était liée par un mystérieux serment ancestral. Il est vrai que le bassin des tortues était l’unique endroit où nous pouvions nous baigner par grande chaleur. D’abord j’avais refusé mais et elle avait tellement insisté et j’avais cédé à contrecœur. Pourtant j’aurais préféré me rendre avec les garçons de mon âge aux grands vergers. Là-bas j’aurais pu marauder des fruits et des légumes à volonté, et chasser des oiseaux qui représentaient nos uniques rations de viande.
Et nous avions pris la route, en compagnie de quelques femmes de notre douar qui, à l’instar de l’ensemble des habitants, étaient des cousines plus ou moins proches. Mais celles-la étaient surtout les meilleures amies de ma mère. Et quelquefois nos mères de lait. Les femmes n’allaient pas au bassin pour se baigner, non, dans le monde où nous vivions, c’était totalement inconcevable. Par contre, nous les garçons en bas, nous pouvions faire trempette sans être dérangés par les plus grands, qui, eux, se seraient éloignés dès l’approche des femmes.
Ce n’était pas toujours agréable de marcher à côté des femmes. Elles déambulaient trop lentement et palabraient en chuchotant sans presque jamais lever la voix. Elles abordaient toutes les femmes qui revenaient de la source d’eau avec leur jarre sur le dos et les robes trempées.
Nous, les garçons, nous n’avions pas le droit de rester collés à elles. On se tenait à l’écart, on chassait les rares oiseaux qui s’aventuraient loin des vergers à cause de la chaleur étouffante. On désespérait à courir après les malines alouettes qui se jouaient de nous alors que nous en avions drôlement besoin pour nos rations de viande.
Les femmes et les petites filles marchaient au milieu du chemin. Parfois, on entendait une voix aigue dépasser le niveau de discrétion nécessaire à leurs échanges. Parfois un rire échappait de la petite assemblée ambulante. Alors nous nous en approchions fébrilement mais elles nous renvoyaient sans ménagement en nous reprochant notre vilaine indiscrétion.

Ce n’était pas comme avec les hommes. Car quand j’accompagnais mon père, il me fallait toujours me tenir droit, au plus près de lui, sans jamais m’écarter ni même parler. Mon père discutait avec ses copains de sujets qui me paraissaient toujours sérieux sans doute à cause de leurs voix gutturales et le ton grave de leurs échanges verbaux. Parfois j’avais l’impression qu’ils allaient en venir aux mains et ça m’affolait, mais ils finissaient toujours par se séparer en bons termes. Il leur arrivait très rarement de chuchoter quelque secret entre eux, mais aussitôt ils nous lançaient des regards menaçants pour nous faire passer l’envie d’en rapporter quelques bribes à nos mères.

Ce jour-là, nous avions parcouru la moitié du chemin quand, à un tournant, ma mère s’était retirée de notre groupe et avait disparu derrière un talus boisé. A sa façon d’agir, nous avions compris que c’était pour des besoins naturels. Dans ce cas, il était interdit aux garçons de se retourner dans sa direction. J’avais volontairement couru loin devant le groupe et attiré les autres enfants. Et nous nous étions assis pour un de ces spectacles dont nous raffolions : une bataille à la vie à la mort entre une fourmilière et un scorpion que nous y avions jeté pour en être dévoré. Non sans avoir lui-même accompli un beau génocide parmi ces agresseurs qui ne reculaient devant rien. Les femmes avaient fini par nous rejoindre et s’intéresser à notre loisir.

Mais avais-je commencé à prendre plaisir à ce mortel combat qu’une des femmes m’avait brutalement rappelé qu’il me revenait de surveiller ma mère et de la protéger. Je m’incrustais en prétextant qu’elle n’allait pas tarder à nous rejoindre, mais il m’avait fallu m’arracher à ce petit moment de bonheur pour remplir mes obligations. Et ma mère tardait vraiment à réapparaître de derrière le talus. J’avançais prudemment vers sa direction et je rebroussais chemin dès que je sentais que je franchissais une sorte de frontière de sécurité.

Puis à un moment, j’avais vu un cavalier s’approcher dangereusement de l’endroit où se cachait ma mère, et au même moment, ma mère m’était apparue et m’avait fait signe d’aller vers elle. J’avais cru qu’elle avait peur de cette intrusion et je m’étais mis à crier, mais l’étranger ne semblait pas comprendre ou ne voulait pas comprendre : il avançait sans en direction du talus.
Alors je m’étais planté gaillardement entre le talus et l’homme à cheval, mais, à ma grande surprise, ma mère s’était avancée vers moi. J’en étais perplexe, normalement elle aurait dû s’éloigner. Or là, Arrivée à mon niveau, elle s’était arrêtée et m’avait posé une main sur l’épaule. J’en avais conclu qu’elle tenait ainsi à faire comprendre à cet impoli qu’elle était mariée, mais l’impoli cavalier s’avançait toujours.
Enfin le visage de ma mère s’était illuminé et je m’étais détendu pensant qu’il devait s’agir de quelque parent éloigné que je ne connaissais pas encore. Je m’attendais à ce qu’elle me demande de présenter mes hommages à tel oncle de telle lignée, mais elle n’avait rien dit.
Lorsqu’il s’était retrouvé à moins de dix pas de nous, l’étranger avait enfin ordonné à sa bête de s’arrêter. Il me regardait fixement sans dire un mot. Longuement. Ma mère le fixait tout autant et en silence. Elle s’était redressée pour agrandir sa taille et pour camoufler son dos un peu voûté.
Soudain il avait demandé à ma mère s’il s’agissait bien de moi et ma mère avait fièrement acquiescé. Et une vague gêne avait immédiatement fait frémir tout mon corps. Ses paroles avaient résonné dans ma tête comme un véritable tonnerre. Puis il s’était mis à déverser sur moi un déluge de questions. Ma mère m’avait sommé de répondre et j’avais répondu consciencieusement mais très succinctement.
A un moment, l’air joyeux, il avait affirmé qu’il aurait été fier d’avoir un fils comme moi. Puis il avait sorti de son sac en bandoulière un paquet de bonbons. C’est alors que mon esprit avait été électrifié par un net soupçon sur la moralité de cette rencontre. Et je m’étais tenu immobile pour signifier que je refusais le don.
Mon regard furieux lui intimait l’ordre de déguerpir et il n’avait eu aucun mal à saisir le message puisqu’il avait brutalement rebroussé chemin. Puis il avait marqué une hésitation et s’était à nouveau retourné vers nous. Je m’étais alors instantanément avancé d’un pas ferme en sa direction pour dissuader toute nouvelle tentative. Etonné par ma fougue, il avait déposé le cadeau par terre et ordonné à son cheval de galoper vers d’autres cieux.
C’est ma mère qui avait ramassé les bonbons. Elle répétait comme une enfant que c’étaient de bonnes sucreries de Casablanca. Tout le monde savait qu’elle adorait les bonbons de Casablanca. J’étais en grand désarroi. Je ne voulais plus avancer même quand les autres avaient crié de les rejoindre sans délai. Soudain, ma mère avait éclaté en sanglots et je n’allais pas tardé à être submergé par l’éternelle compassion que je lui témoignais chaque jour. Immédiatement, je l’avais prise dans mes bras et l’avais embrassé sur ses joues salées.

Au bout d’un moment, elle s’était assise et m’avait fait jurer de ne jamais révéler à quiconque ce qu’elle s’apprêtait à me raconter. Et elle m’avait révélé son secret. Elle avait le regard triste pendant qu’elle me parlait. Ma mère avait toujours le regard triste mais je ne lui connaissais guère cette ténébreuse expression qu’elle n’allait plus jamais afficher par la suite. Et pendant qu’elle me narrait son mariage à l’âge de onze ans, elle continuait à croquer et à sucer ses fichus bonbons de Casablanca. Elle avait beau insister pour m’en faire goûter mais rien n’y faisait, mon refus était sans appel alors même que tout mon corps et toute mon âme en réclamait, d’autant que je n’en avais plus goûté depuis plus de deux ans, et que je savais combien ils étaient succulents et divins.
Quand elle avait fini de me narrer son insupportable histoire, elle avait retrouvé brusquement une certaine sérénité, comme soulagée de m’avoir refilé une partie de son lourd fardeau, sans se rendre compte combien il était lourd pour ma petite conscience. Puis elle s’était levée comme si de rien n’était, avait secoué méthodiquement sa robe pour en enlever la poussière, et avait camouflé le paquet dans ses larges manches.
Moi j’étais consterné, sonné, et c’est dans un piteux état que je m’étais traîné derrière ma mère jusqu’à rejoindre les autres. Et nous avions mis une éternité pour atteindre notre destination. J’étais confus. J’avais honte de ma mère. J’avais honte de moi-même et de ce secret qui allait m’habiter et que je ne pourrais jamais divulguer. Et je restais là, paumé, sans même mettre le moindre bout d’orteil dans l’eau, pendant que les autres garçons gesticulaient déjà au milieu du bassin et laissaient échapper leurs gazouillis de bonheur.
J’étais écoeuré, je ne cessais de repenser au geste de ma mère qui avait eu l’outrecuidance d’accepter les bonbons de ce maudit cousin. Ce maudit cousin auquel elle avait été promise depuis sa tendre enfance, et auquel elle n’avait pas pu être donnée en mariage parce que mon grand-père paternel, qui la voulait pour mon père, avait menacé de mort mon grand-père maternel. Jusqu’à ce jour-là, je ne m’étais jamais préoccupé de mes grands parents, je n’en avais connu aucun car ils étaient déjà sous terre quand c’était à mon tour d’entrer en piste. Mais voici que, même morts, ils m’empoisonnaient la vie.
Ma mère et ses cousines avaient fini par sortir la farine et préparer la pâte, et les tortues avaient alors immédiatement quitté l’eau pour venir s’agglutiner autour d’elles. Je ne sais plus d’où nous tenions cette tradition des temps anciens. Certains, comme ma mère, prétendaient que c’était nos ancêtres qui se réincarnaient en ces tendres petites bêtes. D’autres affirmaient que c’étaient des êtres humains qui avaient transgressé un quelconque interdit et que le bon dieu les avait transformés en ces si malheureuses bêtes à la vie longue mais ô combien pitoyable.

D’habitude, je prenais le temps de méditer sur le sort de ces créatures, mais ce jour-là, mon attention restait accaparé par cet étrange homme au cheval qui venait de faire irruption dans ma vie. Pour apaiser ma rage, je m’étais saisi d’une vieille tortue, je la connaissais à cause des bouts manquants à sa carapace. J’étais ému de voir ses petites pattes continuer à pédaler dans le vide. Elle avait le regard triste et j’avais le sentiment qu’elle essayait de me parler mais qu’elle n’y arrivait pas : sans doute sa petite gorge devait être aussi nouée que la mienne.

De temps en temps, j’observais les femmes honorer notre tradition et les tortues raffoler de la pâte fraîche qui leur était distribuée à tour de rôle. Ma mère suçait très discrètement ses bonbons. A un moment elle m’avait vu la fusiller du regard mais elle m’avait semblé s’en moquer et j’en étais contrarié. Pire, elle avait chuchoté quelques bribes à l’oreille de sa voisine, et toutes deux avaient dirigé leur regard en ma direction avant de s’esclaffer de rire. Rien qu’à la pensée que l’autre femme se moquait de ce que je savais de ma mère, rien qu’à la pensée qu’elle pourrait mettre ses propres enfants dans la confidences, ma colère avait débordé de tout mon être.

Alors, j’avais fixé la petite bête que je tenais dans mes mains, et j’y avais vu la réincarnation de mon grand-père paternel, ce responsable en personne du drame qui se jouait dans ma petite tête et qui faisait bouillir mon sang et siffler mes oreilles. Et j’avais pensé que le bon dieu l’avait certainement puni ainsi à cause de ce qu’il avait fait subir à ma mère. La vieille tortue n’avait plus de force et m’implorait du regard de la remettre par terre afin de pouvoir goûter à son tour au festin des femmes.

Et au moment où je me demandais pourquoi ma mère n’avait pas su garder sa bouche muette au lieu de m’empoisonner la vie avec cette histoire vieille et enterrée, elle avait éclaté d’un rire fracassant que je ne lui connaissais guère. J’avais honte. De rage, J’avais levé haut mon bras qui portait mon grand père, et, de toute mes forces, je l’avais écrasé sur la grande pierre plate devant moi. Et le sang avait giclé partout. J’en étais tout tâché, tout terrorisé ? J’en étais saisi d’un profond dégoût…

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