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En pension chez les religieuses à Meudon pendant la guerre

Madame Montet née en 1930 à Paris

mardi 21 novembre 2006, par Frederic Praud

Texte Frederic Praud


Je suis née à Paris en 1930. Je n’ai pas connu mon père, ce qui était rare à l’époque. Ma maman m’a élevée seule. Mon arrière-grand-mère et mon grand-père étant plus âgés, ils ne m’ont pas pris en charge.

J’avais neuf ans à la déclaration de guerre. Maman était standardiste à la Poste. C’était un travail très dur, très compliqué, de jour et de nuit… J’étais donc placée chez des amis à elle, des gens charmants, chez qui j’habitais. Lui, était ébéniste et elle, infirmière retraitée. Il travaillait dans une usine d’aviation à la déclaration de guerre. Ces gens-là m’aimaient beaucoup et leur fils aîné, plus âgé que moi, est d’ailleurs devenu mon parrain. Il a été prisonnier de guerre. J’habitais rue Maubert, dans le 5ème arrondissement, en face Notre-Dame. Maman habitait rue Monsieur le Prince, pas loin, juste à côté du Luxembourg, entre Odéon et le boulevard Saint-Michel. Mon école était rue Saint-Benoît, près de la place Saint-Michel. Elle était cachée par de hauts murs et des portes en bois clair qui restaient fermées pendant les heures de cours.

La Drôme

En 1939, je suis partie dans la Drôme. Maman m’a expédiée à Bourg-de-Péage, en face de Romans, car des cousins et des cousines y habitaient. Maman était née à Romans. Nous étions originaires de ce coin. Là-bas, j’avais une cousine, presque ma sœur, d’un an de plus que moi. On se connaissait bien et on s’écrivait tout le temps. Maman m’a expédiée chez eux. Je suis partie avec ma marraine qui était mariée avec un juif d’origine tunisienne, Henri Molko. Ils partaient pour aller en zone libre. Elle est partie toute seule avec moi et mon arrière-grand-mère.

Il nous a fallu vingt-quatre heures pour aller jusqu’à Valence ! C’était horrible ! Nous avons fait tout le voyage – et encore nous avons eu de la chance – dans les cabinets du train ! J’aime autant vous dire que les gens n’ont pas profité des cabinets. Nous non plus d’ailleurs parce que nous étions plusieurs ! Vingt-quatre heures ! C’était épouvantable !

Mon arrière-grand-mère est morte là-bas quand nous sommes arrivées. La pauvre avait déjà connu deux autres guerres. Elle avait d’abord connu 1870 et 1914 où elle avait perdu son mari. C’était sa troisième ! Elle était à l’époque (14/18) intendante du château de Pisançon où l’on recueillait et soignait tous les blessés de guerre. On lui avait donné ce poste d’économe car elle était veuve de guerre. Elle avait quatre-vingt-sept ans quand la guerre de 1939 est arrivée mais c’était une femme très alerte. Je pense qu’elle a fait une commotion cérébrale parce qu’elle n’a pas supporté cette troisième guerre. Une fois mon aïeule morte, ma marraine a continué son chemin. Maman a voulu que je revienne à Paris.

Mon sentiment envers les Allemands

Je n’avais vraiment pas peur des Allemands parce que le meilleur ami de mon parrain était un Allemand. Il s’appelait Hans. Je me rappelle toujours de ce garçon parce que l’on avait passé des vacances avec lui juste avant la guerre, en 1938. Il était venu ici, étudiant comme mon parrain. Ils faisaient déjà des échanges et c’était un grand ami de mon parrain. N’ayant pas peur de Hans, je n’avais pas non plus peur des Allemands. Le seul que je connaissais m’adorait, s’occupait de moi et me promenait sur ses épaules… J’étais vraiment la petite chouchoute ! J’étais très gâtée... A l’annonce de la guerre, mon parrain a été horrifié. Il pleurait et a dit : « Ce n’est pas possible ! Je ne vais pas me battre contre Hans ! » Toute la famille pleurait parce que ces gens-là avaient deux fils et les deux fils sont partis à la guerre. L’un a été blessé et a été fait prisonnier assez vite, comme mon parrain. Il était jeune. Il devait avoir dix-neuf ans quand il est parti. Cela fut donc assez dur.

Juin 40 : l’exode

L’usine d’aviation a été évacuée vers la province. Maman ayant peur des Allemands, elle s’est séparée de moi. Elle n’était pas tellement d’accord mais elle a dit : « Peut-être qu’il vaut mieux qu’elle parte aussi. »

Je suis donc partie dans une péniche avec les personnes qui m’hébergeaient. Elle était immense avec des fuselages d’avions, du bois, des moteurs plein la cale. Nous dormions dans la cale, dans la paille. J’avais de la peine parce que j’avais quitté maman. Nous étions petits et nous jouions beaucoup dans la péniche. J’avais emmené mon petit chien. Il me suivait partout. On ne se rendait vraiment pas compte au départ…

Nous ne sommes pas allés très loin. On nous a avertis : « Le pont va sauter ». Il fallait donc évacuer la péniche rapidement. Nous avons laissé tous les objets d’aviation, tout ce qui était dans la péniche. Seuls les gens ont pu partir en vitesse avec ce qu’ils ont pu prendre. Le pont a en effet sauté et la péniche aussi. Tout a sauté et les Allemands arrivaient derrière nous.

L’exode correspond au moment où des gens, en particulier du Nord et de l’Est de la France, sont partis pour regagner le Sud du pays. Ils ont fait des centaines de kilomètres à pied sous les mitrailles des avions. Il y eut beaucoup de morts. Les gens avaient des espèces de charrettes sur lesquelles ils portaient leurs biens, un peu comme l’exode du Rwanda. Nous n’avions même plus de matelas car tout était resté dans la péniche.

Pendant l’exode, nous étions mitraillés par les Italiens sur la route. Nous nous mettions dans les fossés… J’ai récupéré un éclat d’obus passé à deux pas de mon pied. Je l’ai gardé. Un peu plus, et j’avais la jambe coupée. J’étais alors très inconsciente. Nous avions peur mais nous comptions combien de bombes et de chapelets d’obus tombaient. Je regardais mon chien… D’ailleurs, j’ai failli avoir la jambe coupée parce que j’étais partie le rattraper alors qu’il se sauvait.
J’ai vraiment failli y passer ! On côtoyait les morts d’autant plus que la personne avec qui je voyageais, était infirmière et s’était mise en campagne pour soigner les gens.

Cantonnés à la ferme

J’ai en plus eu la bonne idée d’attraper une coqueluche pendant l’exode ! Nous avions réussi à trouver une charrette pour mettre toutes les affaires. J’étais dessus avec mon chien. Nous n’avions plus grand-chose, juste une petite valise, pas de couverture, rien du tout… Pour me tenir chaud, on a trouvé une capote de soldat français et on m’a couverte avec ça. Nous avons été arrêtés par les Allemands qui commençaient à arriver mais quand ils ont vu que nous avions une capote de soldat, ils ont cru que nous cachions un soldat français. Il s’est alors passé quelque chose d’assez terrible car ils nous ont cantonnés dans une ferme. Nous étions une quinzaine de personnes : les hommes d’un côté, les femmes et les enfants de l’autre. Nous avions eu très peur. Ils ont ensuite appelé les forces de recherche mais n’ont même pas trouvé de soldat français. Il y eut quand même toute une investigation et nous sommes restés un bon moment dans cette ferme où ils menaçaient de fusiller tous les hommes.

Je n’ai pas toujours vu les Allemands sous le jour de l’ennemi. Quand nous étions dans cette ferme, les hommes étaient cantonnés – on ne les voyait pas – les femmes essayaient, comme elles pouvaient, de vaquer à leurs occupations, et nous, les enfants, nous bougions d’un côté à l’autre. Je me souviens très bien d’un Allemand qui jouait du violon. Ce n’étaient pas encore les nazis à l’époque mais des soldats allemands. Je n’avais pas peur de lui parce que j’avais connu un autre Allemand avant. Il jouait du violon, ce qui m’avait attiré car il jouait très bien. C’était sûrement un musicien de métier car il jouait très, très bien ! C’était très beau à entendre. J’allais l’écouter et il s’était mis à me parler en français. Il m’avait sorti des photos parmi lesquelles il y avait une petite fille… Il trouvait qu’elle me ressemblait. J’étais une petite blonde, à cette époque-là, avec des cheveux bouclés. Il était très gentil avec moi. Il me donnait à manger et je n’en avais pas peur. Cet homme-là était un homme normal. Ce n’était pas un nazi.

On a vu arriver les nazis par la suite et là nous avons eu peur, car ces gens-là faisaient peur… Mais les premiers soldats allemands étaient soldats comme mon parrain et son frère. Au départ, ils n’avaient pas de haine profonde les uns pour les autres.

Après quelques jours, nous avons réellement eu peur parce que les officiers sont arrivés. Au début il n’y en avait qu’un mais comme ils croyaient toujours que l’on avait le soldat français, ils ont commencé à aligner les hommes dans la cour. Là, j’ai eu peur. Je me suis rendu compte que quelque chose se passait. Ils ont fini par libérer tout le monde mais on nous a empêchés de continuer. On a tous reflué vers la capitale

Retour à Paris

Nous sommes donc retournés vers Paris et, à partir de ce moment-là, je suis revenue vivre avec maman. Elle habitait rue des Beaux-Arts. Le boulevard Saint Germain n’était pas loin et c’est là que j’ai vu défiler les Allemands pour la première fois. Ils défilaient tout le temps boulevard Saint Germain. Petite fille, j’allais souvent me promener dans le jardin du Luxembourg – au Sénat – dans le quartier. C’était un jardin magnifique, très beau mais là, il y avait des fils de fer barbelés partout. On ne pouvait aller que dans quelques espaces tout petits. Des Allemands se promenaient tout le long du chemin. Ils occupaient le Sénat… Nous ressentions une contrainte terrible. Nous ne pouvions pas faire un pas sans tomber sur eux ! Et ce n’étaient pas les gentils soldats que l’on avait connus plus ou moins avant. Là, nous avions vraiment peur. Ils étaient les occupants, l’ennemi.

Prendre le métro pendant la guerre était également une horreur. Je n’étais pas grande, j’avais dix, douze ans en 1942. Il y avait tellement de monde, nous étions tellement serrés dans le métro, que je me souviens avoir voyagé en n’ayant même pas les pieds par terre ! Les jambes tenaient mais je n’avais pas besoin de me tenir à quoi que ce soit, ce n’était pas utile, on étouffait. C’était bizarre !
Les Allemands étaient assis mais certains se levaient pour les gens… Maman étant une jeune femme et moi une gamine, ils ne se levaient pas pour nous.
La pension à Meudon

Mon grand-père est mort, un soir, d’une angine de poitrine et, le seul médecin qui est venu, fut un médecin soldat allemand. C’est lui qui a constaté le décès. Maman est tombée malade entre temps. Elle a été obligée d’arrêter ses activités. Elle ne travaillait plus et a fait une dépression. Elle est tombée malade parce que nous mourrions de faim. Nous n’avions vraiment rien à manger en 1940. Elle tombait d’inanition, en quelque sorte…

Je suis alors allée en pension chez des religieuses à Meudon. Elles prenaient les personnes malades et recevaient des enfants, uniquement des filles car les pensions mixtes n’existaient pas. Elles faisaient un peu maison de repos, maison de convalescence. Nous n’avions rien à manger à part des carottes. Nous ne voyions pratiquement jamais de viande. Il y avait du lait mais je n’aimais pas ça. Comme certains n’aimaient pas les carottes, j’échangeais donc mon verre à quatre heures contre une platée de carottes. Je mangeais donc beaucoup de carottes ! Nous avions des combines comme ça entre gosses.

J’ai fait ma communion solennelle chez elles. Cela fut épique. Quand je l’ai faite, maman, les religieuses, et trois amies de maman étaient présentes. C’était la meilleure amie de maman, une de ses collègues. Elle était israélite et habitait à Paris dans le 14ème. Elle avait deux sœurs d’à peu près mon âge et c’étaient les seules à venir voir maman à Meudon. Elles devaient pourtant respecter le couvre-feu ! Elles n’avaient pas le droit de travailler car Pétain avaient demandé à tous les juifs de quitter l’administration en 1940-41. De plus, on ne les engageait pas. Elle a fini par trouver un travail comme céramiste chez quelqu’un qui avait bien voulu l’engager. Elle y fabriquait des petits bijoux.

Elles portaient l’étoile jaune. Elles sont venues à ma communion toutes les trois. Mais elles avaient replié leurs vestes sur leurs bras pour dissimuler leur étoile. Ce qu’on appelait étoile jaune, était l’étoile de David, à six branches sur un tissu jaune. Les Allemands avaient d’abord demandé aux juifs de leur amener leurs papiers pour qu’ils soient tamponnés avec le nom « juif » puis, dans un deuxième temps, ils les ont obligés à porter l’étoile jaune, qu’ils soient enfants ou adultes.

A Paris, à partir de 1942, nous savions qu’il y avait quelque chose, que les juifs étaient déportés en Allemagne, mais nous ne connaissions pas l’existence des camps. Nous ne l’avons découvert qu’à la fin de la guerre. Mes amies auraient donc pu se faire prendre, car elles étaient restées assez tard pour ma communion. Or le couvre-feu s’imposait à elles, bien avant les autres, et elles risquaient d’être prises dans des rafles.

Nous avons commis une imprudence terrible ! Les Allemands occupaient l’Observatoire de Meudon et nous avons fait des photos en toute innocence, moi en communiante, avec mes amies, devant cet observatoire ! Les Allemands sont venus et nous ont interdit de photographier. Heureusement, ils ne nous ont pas demandé nos papiers car les amies de maman auraient eu des problèmes.

Les religieuses cachaient également quatre petites filles juives. Nous portions une espèce d’uniforme : une blouse noire, ce qu’on appelait le sarrau, le petit col blanc… Dans la journée, nous allions à l’école, sans problèmes. Mais dans la pension, on cachait ces quatre gamines le soir. Il y avait un poulailler avec des poules dans le jardin et, à l’intérieur, un souterrain dans lequel on cachait les fillettes avait été aménagé. Elles se mêlaient à nous normalement dans la journée, mais dès que nous apprenions qu’il y avait une rafle – grâce au bouche à oreille, nous entendions tout – on les cachait. La supérieure faisait de la résistance. D’ailleurs, elle a été déportée car elle avait un poste émetteur et elle donnait des renseignements aux Alliés et non parce qu’elle cachait les enfants. Personne n’a jamais découvert les petites. Elles sont restées jusqu’à la fin de la guerre. Je suis partie avant mais ceux qui les connaissaient les ont protégées jusqu’au bout.

C’était assez difficile de voir mes amies porter l’étoile juive. Cela nous faisait mal… Je ne comprenais pas pourquoi elles portaient cela. Elles non plus d’ailleurs… l’aînée si, mais celle qui avait exactement mon âge, Denise, ne voulait pas la porter. Elle l’a enlevée. Je me souviens que l’on jouait ensemble et qu’elle l’avait enlevée de l’un de ses pull-overs. Elle disait : « Moi je veux jouer avec toi. Je ne veux pas avoir ce truc-là ».

Antisémitisme et résistance à Paris

Nous ne sommes restées qu’une année chez les religieuses puis je suis allée à l’école rue Saint-Benoît près de la rue des Beaux-Arts. Maman a retrouvé un travail. Tout s’est arrangé pour elle. Certains ont peut-être évité ceux qui portaient l’étoile de côté mais nous, les enfants, pour la plupart, nous ne les traitions pas mal. J’avais des amies juives que je connaissais et cela ne voulait rien dire pour moi. Elles avaient une autre religion, c’est tout ce que je comprenais. J’étais chrétienne et elles juives : nous n’avions pas la même religion, c’est tout. Mais il n’était pas question d’histoires de races. Nous n’y pensions pas du tout… en tout cas pas moi. Elles parlaient français comme moi.

Nous avons vu des enfants juifs disparaître de l’école. Les amies juives de maman ont également eu une tante déportée. Il y eut des rafles. Un soir, la police est même venue chez elles, mais elles étaient venues dormir à la maison car quelqu’un les avait prévenues. Les parents étaient chez d’autres amis, et elles, chez maman et moi. Mais d’autres qui habitaient l’immeuble rue Raymond Losserand n’ont pas pu partir et ont été déportés à Auschwitz. Ils ne sont pas revenus.

Ma mère était doublement consciente qu’en les aidant elle pouvait aussi être arrêtée par la Gestapo. A cette époque, elle n’était plus à la Poste mais secrétaire au centre d’entraide des étudiants, place Saint-Michel. Elle a eu de la chance de trouver ce poste et nous avons ainsi pu commencer à bien manger. Le but avoué était d’aider les étudiants prisonniers en leur envoyant des livres pour qu’ils puissent continuer leurs études dans les camps.
La personne à la tête de ce centre était en fait un résistant, qui est d’ailleurs devenu par la suite directeur du Parisien Libéré. Il cachait des gens et il nous est même arrivé de recueillir un Anglais à la maison. Un soir, maman avait emmené ce jeune homme. Cela m’avait un peu choqué parce que nous n’étions que deux femmes. J’avais déjà treize ans à l’époque. Nous l’avons gardé plusieurs jours, mais c’était risqué.

Nous avions la bouche cousue, cela je l’avais compris. Maman m’avait dit : « Tu ne l’as jamais vu » alors je ne l’avais jamais vu… Je n’en parlais pas de toute façon. On savait bien que pendant la guerre, nous ne pouvions rien dire. On parlait très peu au fond… On ne racontait pas aux copines ce qui se passait chez nous. Personne ne racontait. On se méfiait même des amies. Nous n’allions d’ailleurs pas tellement les unes chez les autres à cette époque-là. J’étais chez moi, elles étaient chez elles. Nous nous sommes mieux connues après la guerre mais pas pendant.

Une amie que j’aimais beaucoup, Nicole, n’habitait pas très loin mais je n’allais pas chez elle. On se voyait à l’école. On faisait des courses ou les queues devant les marchés. Trois heures parfois, les jours de congés ! Quand on avait des jours de congés… car à l’époque nous n’allions parfois pas à l’école du tout. Quand tout a commencé à aller très mal, que les Anglais bombardaient en 1943, 1944 nous n’allions plus en classe à l’école mais dans les caves.

Quand on sortait, notre amusement n’était pas d’aller dans les jardins – d’ailleurs tout était fermé – mais d’aller faire la queue. On pouvait ramener trois pommes de terre, un quart d’haricots verts, des choses comme ça… Trois heures d’attente parfois ! Et nous, les enfants, on se rencontrait. La première arrivée gardait la place des autres. C’était comme ça qu’on se voyait, qu’on jouait et qu’on passait les après-midi.

Je n’ai jamais raconté à une amie que maman avait ramené quelqu’un, même aux amies juives. On savait bien que c’était dangereux. On n’était pas complètement idiot ! Maman n’était pas vraiment résistante mais elle pratiquait une forme de résistance en hébergeant un anglais ou nos amies juives.

Nous allions écouter la radio, la fameuse radio « Ici Londres », chez des voisins à l’étage en dessous. Ils avaient un poste plus performant que le nôtre. Au fond de nous, nous étions résistantes parce que nous avions peur. Nous en avions marre… et mes amies juives, entre autres, me faisaient de la peine. Mais, c’était quand même une menace. Nous étions très révoltées. On avait peur. On en avait marre. On ne mangeait pas : il y avait beaucoup de choses que l’on ne supportait pas. Et nous avions peur des Allemands car quand on les voyait défiler avec leurs bottes sur le boulevard Saint Germain en chantant « Heili, heilo », ça vous prenait là ! On préférait s’en aller. On ne les regardait pas parce que ça faisait mal.

Le couvre-feu

Ils défilaient beaucoup vers la rue Saint-Benoît car il y avait là tous les ministères et de grands hôtels où ils habitaient. Il y en avait donc une grande flopée. La rive gauche était presque plus occupée que la rive droite. On pouvait difficilement passer sur la rive droite. Ce n’était pas très commode. Nous avions des amies qui habitaient rive gauche rue Lepic à Montmartre et il est arrivé que l’on rentre juste au couvre-feu. C’était une drôle d’époque !

Un soir, nous sommes rentrées avec maman mais la nuit commençait à tomber quand nous sommes arrivées et nous avons mis je ne sais combien d’heures à franchir ce fameux Pont des Arts car nous ne voyions strictement rien…. mais rien du tout ! Nous sommes arrivées quand même en nous tenant aux rambardes en fer. Nous ne voyions pas les marches. Maman a d’ailleurs failli tomber et moi aussi probablement. La rue des Beaux-Arts n’est pas une grande rue. On y trouvait surtout des galeries de tableaux.

Nous habitions au 12, en haut de la rue. Comme nous ne voyions pas clair, nous avons mis deux heures pour retrouver notre porte qu’on avait dépassée. On se disait : « Là, ce doit être la galerie de tableaux. Là, ce doit être l’hôtel. Là, ce doit être la fleuriste… » Mais on se trompait. On reprenait alors au bout de la rue.
Maman et moi n’arrivions pas à retrouver la maison et nous avons bien mis deux heures pour retrouver notre porte cochère !

Les restrictions alimentaires

Nous ne mangions pas grand-chose, des topinambours – Je n’en mangerai jamais plus de ma vie – et des espèces de pommes de terre dures qui ne mollissaient pas du tout. Les cartes d’alimentation qui donnaient droit à la nourriture comportaient plusieurs catégories : J1, c’étaient les petits, J2 jusqu’à treize ans, et J3 à partir de treize ans. A un moment, j’ai été J3. Or, à partir de treize ans, on avait la même ration que les travailleurs de force. C’était la même chose.
On devait avoir droit à cent vingt grammes de viande au lieu de quatre-vingts par semaine… Attention ! Par semaine, pas par jour ! Nous avions droit à trois œufs au lieu d’un, quelque chose comme ça, à vingt grammes de beurre au lieu de dix.

Il existait aussi un très gros marché noir sur les tickets. Certains faisaient des faux tickets, des fausses cartes d’alimentation. Il fallait les payer bien sûr. C’étaient des petits tickets… Maman en avait obtenu car il y avait un gros trafic au centre d’entraide. On mangeait quand même mieux depuis qu’elle avait ce poste. Nous avions même de la nourriture de province car le directeur s’était très bien débrouillé pour qu’on puisse manger mieux. La milice contrôlait les commerçants notamment une fois où j’attendais pour être servie, sachant que mes tickets étaient faux... Nous avons remarqué deux types qui rentraient dans la boulangerie. Ils étaient très suspects… Je n’étais qu’à la moitié de la file de la boulangerie mais je suis vite partie en courant ! Plusieurs personnes en ont fait autant. Je n’étais pas la seule à avoir des faux tickets… Si on était pris avec, il y avait des histoires à la kommandantur. Ils faisaient des recherches… Quand j’ai vu ça, je suis rentrée à la maison. Maman m’a demandé : « Tu n’as pas de pain ?
- Non, je n’ai pas de pain ».
Je lui ai expliqué pourquoi.

Du débarquement à la libération de Paris

En temps normal, nous allions à l’école jusqu’au 14 juillet ; mais à partir du moment où nous avons su que les Alliés débarquaient, nous n’avons plus eu d’école. On a supprimé l’école et on nous a dit : « Vous restez chez vous. Ce n’est plus la peine de revenir à l’école. C’est terminé pour cette année. » Nous avons donc gagné un bon mois ! Je suis restée chez moi, au cinquième étage. Les toits étaient juste au-dessus. C’est important car les FFI et les Allemands se sont affrontés sur les toits, dans la rue, partout. Les FFI, Forces Françaises de l’Intérieur, étaient des résistants. Ils avaient des fusils mais je ne sais pas où ils les avaient trouvés car ils avaient vraiment n’importe quoi comme fusils, les malheureux ! C’étaient peut-être des fusils de chasse de leur père… Je ne sais pas où ils les avaient trouvés, parce que nous n’avions rien. Ils n’étaient pas encore outillés. Seuls les Allemands possédaient quelque chose et les Américains n’étaient pas encore arrivés. Au départ, avant qu’ils n’arrivent et qu’on soit libéré, ces gars-là du FFI, très jeunes – il y avait même des gosses – ont commencé à faire de la résistance contre les Allemands.

C’était terrible car nous n’osions plus sortir. Nous sortions juste pour faire les courses, en rasant un peu les murs, parce qu’il y avait tout de même des batailles de rue entre certains Allemands et les jeunes. C’était très chaud dans mon quartier ! En plus, pour nous remonter le moral, on avait appris que tout était miné ! On nous avait dit que du Sénat jusqu’à la Seine – et nous étions près de la Seine – les Allemands avaient miné toutes les caves. C’était d’ailleurs vrai. On a failli sauter. Heureusement que ce général allemand, Choltitz, a refusé de suivre les ordres d’Hitler parce qu’il aimait Paris. Il a agi : « Ce n’est pas possible, je ne peux pas faire sauter Paris. » alors qu’Hitler lui avait ordonné : « Si Paris est libéré, faites sauter Paris. » Il fallait que tout saute : plus de tour Eiffel, de Notre-Dame, plus rien ! Tout devait sauter et tout était miné. On a d’ailleurs retrouvé des mines par la suite.

Nous n’osions donc plus sortir car ces jeunes gens qui faisaient de la résistance tuaient les Allemands. Ça se passait le soir. On en a retrouvé, des cadavres d’Allemands ! Et là, ce fut vraiment la guerre. On avait naturellement cantonné les gens chez eux. Nous n’avions plus le droit de sortir. Les Allemands faisaient des patrouilles dans les rues et nous n’avions plus le droit de mettre le nez dehors. Si on y allait, ils canardaient carrément ! Ça allait très, très mal…

Nous sortions tout de même pour essayer de manger. Je me souviens d’une concierge qui faisait du marché noir. C’était incroyable ! Certains arrivaient à nous trouver un peu de beurre, un peu de ceci, mais nous y allions toujours en rasant les murs. Nous n’osions plus. Maman n’allait même plus travailler. Il n’y avait plus d’activité à cette époque-là. Nous étions vraiment coincées chez nous.

Nous avions très peur des batailles dans les rues et sur les toits. Alors la nuit, nous calfeutrions les fenêtres, une fenêtre et un vasistas. Nous avions mis une armoire devant la fenêtre et un matelas devant le vasistas que nous faisions tenir avec je ne sais trop quoi. Le meuble était devant la fenêtre car nous avions peur que quelqu’un rentre. Nous n’étions pas rassurées du tout. Ce pouvait être aussi bien un Allemand qu’un Français.

Les batailles et les barricades à Paris ont duré environ huit jours. Nous avons eu très peur car les Anglais bombardaient. Ils avaient notamment bombardé la Halle aux Vins, tout près. Comme il restait du vin et de l’alcool, tout s’est mis à flamber ! Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie ! Paris était devenu rouge ! C’était épouvantable ! Les Américains et les Anglais étaient nos alliés, pourtant ils bombardaient pour faire partir les Allemands de France.

Nous écoutions énormément la radio à ce moment-là. On entendait qu’ils arrivaient, qu’ils étaient là. Grâce aux échos, on savait qu’ils s’approchaient toujours un peu plus de Paris. Nous avions de l’espoir. A un moment, on nous a même dit : « Ça y est, ils arrivent, ils sont à la porte d’Orléans ! » mais c’était une fausse alerte. On disait « les Américains » mais c’était surtout la 2ème DB, la division blindée de l’armée française, dirigée par Leclerc.

Certains écoutaient mieux que d’autres. Tout se faisait de bouche à oreille. Dans l’immeuble, chacun avait ses échos. Quand on a su qu’ils étaient si près de Paris, qu’ils arrivaient, les gens, maman et moi y compris, avons fabriqué des drapeaux. Tous les parisiens en ont fait. On avait fait un drapeau bleu, blanc, rouge, bien sûr… Je ne sais plus quel tissu maman avait trouvé pour le bleu mais on avait carrément coupé un grand rectangle dans un drap pour le blanc et pour le rouge… Mon grand-père était tailleur de son métier. Il faisait les costumes de la Comédie française. Maman avait ainsi retrouvé au fond d’une malle, un morceau de satin rouge magnifique. Nous n’avons pas hésité ! On l’a cousu et mis dans le drapeau !

Puis un jour, on nous a informé : « Ils sont là ! ». Nous, royalement, comme tout le monde, avons sorti notre drapeau à la fenêtre. Je m’en rappellerai toujours : les gens d’en face, partout… tout le monde avait mis des drapeaux aux fenêtres ! Mais les FFI sont passés dans les rues et ont dit : « Non, non ! Ils ne sont toujours pas là. Rentrez les drapeaux ! Les Allemands tirent dans toutes les fenêtres où il y a des drapeaux ! Rentrez-les ! »… alors on a rentré nos drapeaux. On a tout refermé et la bataille a duré quelques jours pendant lesquels nous ne sortions plus du tout. Nous avions très peur et aussi beaucoup d’espoir !

Puis un jour, nous avons entendu les cloches. Cela a commencé comme ça. On entendait à la radio qu’ils étaient là… Ils sont rentrés dans Paris à neuf heures du matin. La division Leclerc est entrée la première car les Américains l’avaient laissée passer devant. La 2ème DB était tout de suite derrière eux mais les Américains avaient eu la courtoisie de laisser passer les Français en premier, ce qui a vraiment été une chose extraordinaire. Quand ils sont arrivés par les portes – parce qu’ils ne sont pas arrivés tout de suite au centre de Paris – nous avons entendu les cloches. Toutes les cloches se sont mises à sonner dans Paris ! C’était une chose fantastique ! Et là, les gens s’embrassaient, pleuraient, sortaient dans la rue ! Il y avait encore des Allemands mais les Français et les Américains qui arrivaient les faisaient prisonniers au fur et à mesure.

Tout le monde s’embrassait ! On ne connaissait personne mais tout le monde s’embrassait ! Je n’ai jamais autant embrassé de gens de ma vie ! On s’est d’abord embrassé puis après on a dansé. Quand les Américains sont arrivés, nous nous sommes précipités pour monter sur les voitures, sur les jeeps !

J’habitais près de la Seine où les Allemands canardaient encore. Ils avaient fait tomber un hôtel. Il était complètement rasé. Nous y sommes allés pour les voir partir. Je me souviens que ça m’avait fait quelque chose, parce que ces hommes qui s’en allaient prisonniers, étaient aussi maigres que nous ! Ils n’avaient rien à manger. Ils étaient sales, pleins de vermines. Là encore, nous ne considérions pas tous les Allemands comme des nazis. Les derniers Allemands qu’on a eu étaient dans un état épouvantable ! En effet, les vrais soldats étaient sur le front russe, mais plus en France. Tous les gars forts, costauds, qu’on avait vus rentrer à Paris n’étaient plus là. Ils étaient presque tous partis sur le front russe.

Hitler a perdu en grande partie à cause de l’action des Russes. A part quelques officiers, les soldats qui restaient à Paris pour maintenir l’ordre étaient, donc, ou des vieillards ou des gens malades ou des enfants. J’ai vu des jeunes Allemands qui avaient peut-être mon âge ! Quatorze, quinze ans, c’est tout ce qu’ils avaient ! On les voyait : ils pleuraient ces pauvres gosses… C’étaient des gosses, des gosses allemands. Cela m’avait frappé et, au fond, avait un peu assombri ma joie. Je me disais : « Que vont-ils devenir ? » Cela faisait un drôle d’effet. C’étaient des enfants... mais nous n’avons découvert cela qu’à la fin. Nous avons eu peur des Allemands, mais nous nous sommes aperçus à la fin que nous n’avions plus tellement de résistance à Paris… à part les états-majors, peut-être, autour du général. Mais, des gens forts, il n’y en avait pratiquement plus.

Adolescente après-guerre

Ce que l’on voulait après-guerre, c’était vivre ! Au fond, nous avions l’impression d’avoir été terrés, coincés… Nous avions donc surtout envie de nous éclater ! De rire ! De chanter ! Nous n’allions pas plus loin que cela mais nous avons beaucoup chanté après la guerre. La jeunesse d’après-guerre s’est beaucoup amusée. Même maintenant, je pense que personne ne pourra s’amuser autant que cette jeunesse-là, parce que l’on en avait tellement besoin… S’amuser, aller chanter, rire, jouer, faire n’importe quoi, mais s’exalter ! On exultait ! Les gens se rencontraient. On riait. On vivait. On voulait vivre ! Respirer et vivre ! Parce que nous n’avions vraiment pas vécu pendant ce temps-là.

En 1947, on ne mangeait toujours pas bien. Les temps étaient très difficiles pour manger mais ce n’était pas grave : nous étions libres ! Nous pouvions aller nous promener dans le jardin du Luxembourg ! Nous pouvions aller aux Champs Elysées et où l’on voulait… On pouvait se mettre à une terrasse de café ! On était libre ! Ce n’était pas le cas quand les Allemands étaient là, nous ne pouvions alors aller nulle part avec le couvre-feu. Tellement de choses étaient interdites !

La nourriture, au fond, on s’en accommodait. Cela a mis du temps, nous n’avons pas très bien mangé, mais ce n’était pas grave. Finalement, ce n’était pas vraiment important.

Rapports filles/garçons

Ma mère faisait très attention aux rapports que j’entretenais avec les garçons. J’ai commencé à sortir avec une amie, Nicole, qui avait deux frères. Naturellement, on essayait de s’amuser. On dansait les uns chez les autres. C’était le début des fameuses surprises-parties… tout de suite après la guerre. C’était les uns chez les autres mais jamais en boîte. Là, je n’y suis jamais, jamais allée. Mais j’aimais bien me réunir avec d’autres. Cependant maman me demandait toujours :
« Chez qui tu vas ?
 Je sors avec Nicole.
 Ah oui ? Mais est-ce que son frère vous accompagne ?
 Non, non. Le frère n’accompagne pas.
 Oui, parce que tu sais, moi je ne suis pas d’accord. Bon, tu dis telle heure, tu rentres à telle heure. Si tu n’es pas là je vais te chercher. »
Et, ça c’était radical ! Il ne fallait pas rentrer à minuit, mais à dix heures ! Neuf, dix heures ! J’avais quinze ans à cette époque-là et on ne traînait pas dans les rues, même à Paris.

On mangeait à sept heures, on se voyait vers huit, neuf heures et la surprise-partie était de neuf à dix : une heure ou deux, pas plus. Alors il fallait inventer des histoires ! Pour ça, on était très fort… On arrivait à raconter des trucs. Il fallait bien se débrouiller.

J’allais aussi au cinéma avec maman.

A l’époque, on ne couchait pas facilement avec un garçon car nous avions déjà un problème : on risquait de se retrouver enceinte. Il n’y avait aucun moyen contraceptif et ma mère ne m’avait rien expliqué. Elle m’avait juste dit : « Ma fille, tu ne sors pas et tu ne fréquentes personne. »

A un moment, j’avais un flirt, comme on disait à l’époque. J’habitais rue des Beaux-Arts, une rue pas très large, et un jeune homme habitait juste en face. Il faisait Sciences Po, était un petit peu plus vieux que moi mais encore jeune (il avait eu son bac très tôt). Il était fils d’un architecte, d’origine russe et s’appelait Ivan. C’était vraiment comme Mimi Pinson autrefois. Moi, j’étais à ma fenêtre et lui me faisait des grands panneaux de chez lui où il me disait des bêtises, qu’il me trouvait jolie… des bêtises de ce genre. J’avais dix-sept ans.

J’apprenais la sténodactylo boulevard Saint-Michel. Comme il était à Sciences Po, il venait me chercher et on rentrait ensemble. Mais je ne l’avais pas raconté à maman. Elle travaillait dans la journée, elle ne savait donc pas trop ce que je fabriquais.

Elle pensait que j’apprenais ma sténo, ma dactylo et que je rentrais sagement à la maison. En définitive, on se promenait de temps en temps. Mais, nous n’allions ni chez l’un, ni chez l’autre. Chez lui, il y avait ses parents et chez moi, c’était hors de questions.

Mais un jour maman s’en est aperçu. Elle a eu des échos des voisins ou de la concierge… car les concierges, c’était quelque chose ! La nôtre était vraiment une pipelette ! Elle surveillait tout ce qu’on faisait. C’était toujours elle qui ouvrait la porte quand on rentrait tard. On tirait le cordon, elle ouvrait la porte et regardait qui venait, qui rentrait… Il n’était donc pas question d’emmener quelqu’un chez moi parce que maman l’aurait su immédiatement. Mais, elle m’avait rencontrée dans la rue avec le jeune homme. Comme il habitait juste en face, forcément on rentrait ensemble. On se quittait juste pour rentrer chacun chez soi. Et, un jour maman m’a demandé :
« Qu’est-ce que c’est que ce garçon ?
 Maman, ce n’est pas grave… tu sais…
 Ah, non, non. Pas question ! »
Elle est allée voir le père et elle lui a dit : « Surveillez votre fils, je ne veux pas qu’il sorte avec ma fille. Je ne vous connais pas. Il n’en est pas question ! »
Eh bien, elle lui a fait peur et nous avons rompu avec ces histoires-là. Je l’ai rencontré après, quand je me suis mariée…

Même mes filles, plus tard, n’ont pas pu beaucoup sortir. Elles ont maintenant une quarantaine d’années toutes les deux. Eh bien mon mari disait : « Qu’est-ce qu’elles font tes filles ? »… parce que c’étaient mes filles dans ce cas-là, pas les siennes ! « Qu’est-ce qu’elle fait ta fille ? Tu comprends, ce n’est pas normal ça. Elle n’est pas rentrée. Elle m’a dit qu’elle était allée chez sa grand-mère, je n’en suis pas si sûre que ça… » Cela créait des histoires.

Personnellement, j’en avais vraiment assez de la pression de ma mère et du fait qu’elle ne voulait pas que je sorte… Ce n’était pas parce qu’on sortait qu’on faisait quelque chose mais elle surveillait tout, à un point tel qu’elle en était devenue vraiment pas drôle. C’était peut-être parce qu’elle avait eu des problèmes quand elle était jeune, je ne sais pas…
Ainsi, quand j’allais à la messe à Saint Germain des Prés – j’étais catholique chrétienne – elle me disait : « Tu ne vas pas à la grand messe. C’est trop long. Tu vas à telle messe… » Elle savait que ça durait une demi-heure et si je ne rentrais pas à l’heure, elle me faisait des histoires.

J’avais tout de même des amies qui étaient plus libres que moi et j’en ai eu tellement assez qu’un jour je l’ai pris de travers. Je lui ai dit : « Ecoute maman, ce n’est pas compliqué. Tu continues comme ça, je te préviens d’une chose. Le jour de mes vingt et un ans, je m’en irai. Je ne serai pas avec toi. Le jour de mes vingt et un ans, je quitte cette maison. »
Maman m’avait répondu : « Ma pauvre petite ! Je ne sais pas comment tu ferais ! »

Elle prenait les choses de haut… mais le jour de mes vingt et un ans, je suis partie. Je l’ai quittée. J’ai fait ma valise et je ne suis plus jamais revenue dormir chez ma mère. Je l’ai revue bien sûr. Elle venait me voir mais chacun était chez soi. Je n’étais pas fâchée quoique nous soyons restées fâchées pendant plusieurs mois… Elle ne voulait pas m’adresser la parole. Je lui écrivais mais elle ne me répondait pas. Je lui avais pourtant dit où j’étais.

J’avais trouvé un travail. Je gardais des enfants chez un dentiste qui avait besoin de quelqu’un pour s’occuper des enfants après l’école. J’ai gardé ses enfants pendant deux ans. J’habitais chez eux et j’aimais bien ça. J’allais en vacances avec eux… C’était très agréable et pas loin de chez maman. Elle habitait rue des Beaux-Arts, et nous, rue Saint Sulpice.

Message aux jeunes

Si je suis restée à Sarcelles, c’est en partie parce que je trouve qu’il y a beaucoup de richesses. Tout le monde apporte quelque chose. Les étrangers ont beaucoup de choses en eux que l’on ne connaît pas : leur art, leur musique… Ce sont des choses que l’on ne connaissait pas avant au fond. Je suis très contente d’être française mais j’aime bien avoir affaire à d’autres pays. La France, c’est une chose… mais une toute petite chose. Bien sûr, c’est très grand mais quand on la regarde elle est toute petite. Et au fond, c’est bien de s’ouvrir à d’autres personnes. Je crois qu’en effet il faut s’entendre, et à Sarcelles nous avons plutôt la chance d’être de ce côté-là.

La presse et Sarcelles

J’habite sarcelles depuis quarante-trois ans. Mon mari travaillait à la télévision et ma maman était à Paris Match. J’étais donc dans un milieu journalistique. Or, Sarcelles a été l’une des premières villes de ce type, qu’on a appelé ville « champignon ». Et cela a été très mal vu. Je ne sais pas pourquoi mais la presse a descendu Sarcelles. Elle nous a démolis et on ne s’en remet pas de cela.

Un exemple très précis… Des journalistes avaient dit à maman qui était à Paris Match : « Ta fille habite Sarcelles. Est-ce qu’on peut aller faire un reportage chez elle ? Sur Sarcelles ? » Maman m’a demandé : « Ça ne t’ennuie pas ?
  Non, pas du tout, ça ne m’ennuie pas ».
Personnellement, j’ai eu sept enfants. J’avais donc une famille nombreuse. Les photographes sont arrivés chez moi, puis nous avons commencé à parler. J’ai expliqué : « Je suis arrivée à Sarcelles. Je m’y plais beaucoup. Avant j’habitais à Paris chez ma belle-mère qui n’avait pas de place ni rien et quand je suis arrivée à Sarcelles, j’ai eu l’impression de respirer. Déjà je me sentais bien. » J’ai eu des amitiés dès que je suis arrivée à Sarcelles. Dans mon immeuble, tout le monde s’entendait. Je n’ai donc pas dit du tout du mal de Sarcelles car j’aimais bien Sarcelles… D’ailleurs, c’est là que j’ai fondé ma famille.
Je l’aime toujours puisque j’y vis encore alors que mes enfants sont partis. C’est normal, ils font leurs vies. Chacun fait son chemin. Je leur ai donc dit du bien de Sarcelles. Mes enfants étant plus petits, on ne les a pas interviewés. Ils ont ainsi vu que nous étions une famille normale, rien de plus.

Et puis, j’ai lu l’article qui était très désagréable sur Sarcelles. Cela ne correspondait pas du tout à ce que je leur avais dit. J’étais furieuse ! Et maman aussi d’ailleurs. Elle a dit : « C’est la dernière fois que vous ferez un article comme ça ! » L’article est quand même paru. Ils ont dit qu’il y avait du bruit, alors que je n’avais pas du tout de bruit chez moi. Je ne me rappelle plus de ce qu’ils ont raconté mais je sais que ça n’avait rien à voir avec ce que j’avais dit, ni avec la réalité !

La presse avait même créé le mot « sarcellite ». Je me souviens qu’un jour, un des amis de mon mari – un homme très gentil, qui est mort jeune il y a bien longtemps d’ailleurs – est arrivé à la maison. Maman était là. Comme elle était parisienne, il lui a dit en riant : « Ah vous savez, il ne faut pas venir comme ça nous fréquenter parce que nous, ici, nous sommes atteints d’une maladie très grave. Vous ne l’attraperez pas mais il ne faut pas trop insister. Ne venez pas trop nous voir ! »
Maman a sursauté et a dit :
« Mais de quoi vous parlez ?
- Vous ne savez pas qu’on a la sarcellite ? »
L’aurait-on toujours ?


Voir en ligne : La Bande Dessinée : Les Migrants

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